Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/24

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siècles dans la mémoire des hommes, jonchant le sol de débris considérables, incompris et inutiles, méconnus, insultés.

Veut-on se rappeler ce que les écrivains les plus occupés d’art religieux pensaient de nos vieilles églises, au début du XIXe siècle, ce qu’ils en savaient ? Ouvrons Le Génie du Christianisme au chapitre intitulé : Des Églises gothiques. Voici une note édifiante :

« On pense qu’il [l’art gothique] nous vient des Arabes, ainsi que la sculpture du même style. Son affinité avec les monuments de l’Égypte nous porterait plutôt à croire qu’il nous a été transmis par les premiers chrétiens d’Orient ; mais nous aimons mieux encore rapporter son origine à la nature. »

Il serait difficile de montrer plus d’indifférence scientifique. Avec un libéralisme vraiment extraordinaire, Chateaubriand indique donc trois origines, à ses yeux également plausibles, de « l’ordre gothique » : une origine arabe, une origine égyptienne, et — thèse qu’il préfère pour des motifs qu’on devine, qui lui sont personnels, et qui n’ont qu’une valeur littéraire, insuffisante dans l’espèce — une origine naturelle. Il y a, dans ce texte, toutes les erreurs et tous les pressentiments de vérité dont avaient vécu, en la matière, le XVIIe et le XVIIIe siècle ; c’est l’esprit critique surtout qui manque.

Ces quelques mots n’en sont pas moins précieux. Ils nous permettent de saisir sur le vif cet ingénu dédain de la recherche sérieuse et du document, qui permettait aux romantiques de se résigner à ne rien savoir de certain sur les données réelles d’un si grave problème. Chateaubriand, qui pourtant trouve des beautés dans l’art gothique, et qui, d’autre part, est familiarisé avec les études historiques, n’éprouve pas le besoin d’élucider ces questions obscures et de donner à son admiration des fondements solides, des raisons historiques. Il se contente d’à peu près infiniment vagues, et résout le problème par une décision arbitraire, quelle qu’en soit la valeur. Ainsi, même pour l’avocat du christianisme, l’art chrétien ne mérite pas un examen approfondi, on peut se consoler de l’ignorer.

Chateaubriand a pourtant entrevu la vérité.

On n’a retenu que pour les tourner en dérision ces mots : « Nous aimons mieux encore rapporter son origine à la nature », et tout le développement de cette thèse, qui fait le fond du chapitre : les forêts, premier temple de la divinité, servant de type à toutes les architectures religieuses, à celle des Grecs comme à celle des Égyptiens, à celle des Gaulois aussi ; nos bois de chênes maintenant de la sorte « leur ori-