Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/74

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invoque la grâce : non pas cette grâce qui est une conséquence de la force elle-même, cette grâce du héros qui accomplit, sans laisser voir l’effort, des exploits dont les autres hommes resteraient accablés, mais celle qui avoue le désir de charmer.

L’ange est l’expression suprême de cette conception particulière. Elle s’élève, en lui, au mérite d’une exceptionnelle convenance. Il y a un charme magique dans ces androgynes surnaturels, spirituellement voluptueux, les anges gothiques. Certainement la Renaissance s’est souvenue d’eux sous les signatures de Botticelli, du Vinci, de Luini. Voyez les anges de Reims. On a très bien dit que c’est la Cathédrale des Anges. Du moins, elle réunit plusieurs des plus merveilleuses réalisations de cette idée antique et moderne, de l’être rapide, glorieux, ubiquiste, le messager, le confident de la divinité, le Savant, qui garde l’homme et l’instruit. Les anges de Reims tiennent peut-être de la colombe du Paraclet leurs ailes ; mais leur geste, leur maintien, leur sourire, on pourrait parfois dire la mutinerie de leur physionomie, leur séduction, enfin, est toute féminine. Ce sont moins là les Trônes, les Vertus, les Dominations, qu’on ne sait quels éphèbes au sexe indécis, pages adorables du royaume divin. Figures délicieusement spécieuses et purs chefs-d’œuvre : les anges de l’abside et celui de l’Annonciation.

Devant toutes ces preuves du culte universel de la femme, on a quelque peine à se souvenir que ce même siècle de haute galanterie mystique fut aussi, pourtant, l’âge théologique par excellence. C’est le siècle de saint Thomas. Toutes ses qualités plastiques, et le goût passionné qu’il proclame pour les beautés de la nature, n’altèrent donc pas la fidélité de sa pensée, l’intégrité de son orthodoxie. Le prêtre continue à gouverner l’artiste, le dogme et la morale continuent à régner, et rien n’est plus catholiquement pur que ce grand art gothique, pas même le grand art roman. Mais le point de vue a changé. Le chrétien roman est dans une lutte perpétuelle contre le mal, sous ses deux aspects les plus détestables au regard du temps, l’hérésie et le vice ; pour lui, la vie est une agonie sans intermittences ; aussi les figures romanes, comme des guerriers sur un champ de bataille, comme des voyageurs qui traversent dans l’épouvante la « sylve oscure » dont parle Dante, ne font-elles que des gestes essentiels. Le chrétien gothique pense que la vie de l’homme, s’il parvient à conquérir toutes les vertus — et cette conquête ne lui semble pas impossible — s’écoule dans une paix déjà céleste ; c’est pourquoi les figures gothiques osent cette nouveauté, capitale dans l’iconographie chrétienne, le sourire.