Page:Austen - Emma.djvu/50

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apprécier le mérite des autres. Je me trompe fort, si votre sexe en général ne considère pas ces deux dons – la beauté et la bonne grâce – comme primordiaux chez la femme.

— Sur ma parole, Emma, à vous entendre raisonner de la sorte, je finirai par partager cette manière de voir. Il vaut mieux être dénuée d’intelligence que de l’employer, comme vous le faites.

— Fort bien ! reprit-elle en riant. C’est là le fond de votre pensée à tous ; une jeune fille dans le genre d’Harriet, répond précisément à l’idéal de votre sexe.

— J’ai toujours mal auguré de cette intimité, je vois aujourd’hui qu’elle aura des conséquences désastreuses pour Harriet : vous allez lui donner une si haute opinion d’elle-même qu’elle se croira des titres à une destinée exceptionnelle et ne trouvera plus rien à sa convenance. La vanité dans un cerveau faible fait des ravages. Malgré sa beauté, Mlle Harriet Smith ne verra pas affluer, aussi vite que vous le croyez, les demandes en mariage. Les hommes intelligents, quoi que vous en disiez, ne désirent pas une femme sotte ; les hommes de grande famille ne tiendront pas à s’unir à une jeune fille d’une distinction médiocre et la plupart des hommes raisonnables hésiteront devant le mystère d’une origine qui pourrait ménager des surprises désagréables. Qu’elle épouse Robert Martin et la voilà à l’abri et heureuse pour toujours ; mais si au contraire vous l’encouragez dans des idées de grandeur, elle risque fort de demeurer toute sa vie pensionnaire chez Mme Goddard ; ou plutôt (car je crois qu’une jeune fille de la nature d’Harriet finit toujours par se marier) elle y restera jusqu’au jour où, désabusée, elle se rabattra sur le fils du vieux maître d’écriture !

— Notre manière de voir diffère si complètement qu’il ne peut y avoir aucune utilité à prolonger cette discussion, Monsieur Knightley ; nous n’aboutirons qu’à nous indisposer l’un contre l’autre. Pour ma part, je ne puis intervenir