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DAME MÉTAPHYSIQUE



Un jour dame Métaphysique
Me dit : « Petit rimeur, allons !
« Prends un vol plus philosophique ;
« Monte dans un de mes ballons.
« Je suis la grande aéronaute,
« Faisant paître au ciel mon troupeau.
« Nous y tenons place si haute,
« Que Dieu nous ôte son chapeau.

« Jadis j’ai ravi bien des sages.
« De Platon le ballon puissant
« A transporté dans les nuages
« Le christianisme naissant.
« Et combien de docteurs modernes,
« En ballons d’un vaste appareil,
« Vont sans cesse, armés de lanternes,
« À la recherche du soleil !

« Vois-les tous battre la campagne,
« À l’ouest, au nord, au sud, à l’est ;
« Vois-les inonder l’Allemagne
« De tout le sable de leur lest.
« En France, où pour ma gloire il règne
« Des mansardes jusqu’aux salons,
« L’éclectisme à prix d’or enseigne
« L’art de diriger mes ballons. »

La dame si bien m’ensorcelle,
Qu’en ballon je monte et je pars.
Un docteur conduit la nacelle.
Dieu ! nous voilà dans les brouillards.
L’obscurité plaît à mon guide ;
Mais moi, contre lui maugréant,
Je me vois, dans l’ombre et le vide,
Face à face avec le néant.

Bien plus : dans une nuit complète,
Mille ballons vont se heurtant.
Quels mots à la tête on se jette !
Que d’énigmes à bout portant !
Notre esquif se brise à la lutte :
Nous tombons de tout notre poids.
Bonsoir ! mon docteur, dans sa chute,
Fait de peur un signe de croix.

Je croyais, je ne puis le taire,
Jusqu’à Saturne avoir volé.
Je n’étais qu’à dix pieds de terre ;
Dans un bal je tombe essoufflé.
De fleurs, de femmes, de musique,
Enivré, je soupe en ce lieu
Chez un philosophe pratique
Qui, le verre en main, bénit Dieu.

— Sage, tirez-moi de l’impasse
Des modernes et des anciens.
— Chante, dit-il, et dans la nasse
Laisse nos métaphysiciens.
Tout l’amas de leurs œuvres vaines
Dont quelques fous vantent l’attrait,
Calmera toujours moins de peines
Qu’une chanson de cabaret.