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MES CRAINTES


LETTRE À MON AMI M. LEBRUN, DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


Air du vaudeville de la Petite Gouvernante


Cher Lebrun, ta muse héroïque,
À la chanson tendant la main,
M’écrit : « Au trône académique
« Veux-tu monter ? Parle, et demain… »
Muse, arrêtez. Par lassitude
D’un monde où j’ai fait long séjour,
J’ai pris goût à la solitude.
J’y tiens : c’est mon dernier amour.

Oui, j’adore, ami, la retraite,
Et du bruit mon âge a l’effroi.
Le monde, dis-tu, me regrette.
Le monde ? Il pense bien à moi !
Bourgeois vaniteux, il s’arrange
De peu de gloire et de gros fonds ;
Et, pour s’ébaudir dans sa fange,
A toujours assez de bouffons.

Refais-toi tribun politique !
M’a-t-on crié. Mais quoi ! Jadis
N’ai-je pas, sur cette musique,
Fait assez de vers applaudis ?
D’autres m’ont dit : « Fais-toi messie
« Ou prophète, et viens, dès ce soir,
« D’un parfum de théocratie
« T’enivrer à notre encensoir. »

De me laisser faire grand homme,
Non, je n’eus jamais le désir.
L’époque n’est pas économe
De piédestaux ; on peut choisir.
Toute secte a sa créature ;
Tout club aussi : c’est tel ou tel.
On donne ici la dictature ;
Là-bas on élève un autel.

L’idole est partout promenée ;
Mais bientôt les porteurs sont las ;
Nous voyons, en moins d’une année,
Messie et dictateur à bas.
On crie à l’un : « Tu n’es qu’un homme ! »
À l’autre, si c’est un vieillard :
« Sur cette borne fais un somme
« En attendant le corbillard. »

Las ! toute gloire est mensongère
Dans ce temps d’esprits fourvoyés.
Tel s’en fait une viagère,
Qui lui-même la foule aux pieds.
Combien j’ai vu de nos idoles
Subir de contraires destins !
Je riais de leurs auréoles ;
J’ai pleuré sur leurs fronts éteints.

Ami, ne laissons pas le monde
Nous emporter à tous ses vents.
Plus qu’une misère profonde
J’ai craint des honneurs décevants.