Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/13

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ans, car, jusqu’au refroidissement et à la mort de notre globe, il doit s’écouler des millénaires. Renan se demandait seulement si la science ne finirait pas par rendre la vie si facile que les hommes n’auraient plus rien à faire et perdraient leur activité physique et intellectuelle. Il se demandait si la science n’en arriverait pas à se tuer elle-même. « Parfois, dit un personnage de ses Dialogues philosophiques, je vois la terre dans l’avenir sous forme d’une planète d’idiots se chauffant au soleil dans la sordide oisiveté de l’être qui ne vise qu’à avoir le nécessaire de la vie matérielle. » En somme, Renan appréhendait que le travail ne fût supprimé avec la misère. Il serait rassuré s’il vivait de nos jours. Il verrait que l’humanité n’est pas près d’être dispensée de l’effort et de se chauffer oisivement au soleil.

Cependant toutes les spéculations que l’on a faites sur le progrès indéfini ressemblent aux calculs que l’on fonde sur le placement d’une somme à intérêts composés. Tout le monde sait qu’un sou placé à intérêts composés depuis l’an premier de notre ère formerait une masse d’or plus grosse que notre globe lui-même. Sur le papier, cette progression arithmétique n’est pas contestable. L’hypothèse est pourtant absurde. Ce qui la corrige, c’est qu’un capital est condamné à être détruit un grand nombre de fois dans le cours de dix-neuf siècles.

Il y avait, avant la Révolution française, un philanthrope qui avait fondé un merveilleux système d’assistance à l’humanité : il suffisait d’accumuler les intérêts d’une petite fortune. Au bout de trente ans, on pouvait élever des familles entières. Au bout de cent ans, on pouvait construire une cité modèle. Puis, cela allait très vite, on pouvait abattre toutes les maisons insalubres, exécuter de gigantesques travaux d’utilité publique, si bien qu’après deux ou trois siècles la terre n’eût plus été qu’un immense jardin.

Ce philanthrope avait matérialisé l’idée du progrès indéfini. Il légua une rente de mille livres avec charge de l’appliquer à son système et, en effet, le legs grossit pendant plusieurs années. Puis vinrent la Révolution, les assignats, la faillite. L’exécuteur testamentaire supplia le Directoire de faire une exception pour la rente de mille livres et pour le capital produit, afin de ne pas interrompre la merveilleuse expérience. On ne l’écouta même pas.