Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/22

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est en même temps un mathématicien, M. Paul Valéry, a écrit récemment des pages qui portent dans le domaine de l’esprit les craintes dont les êtres pensants sont assiégés de nos jours. M. Paul Valéry a dit avec une sombre magnificence des choses que d’autres disent d’une manière plus positive :

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie. ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

De telles méditations sont salutaires. Elles nous font mieux sentir le prix de ce que nous sommes exposés à perdre et, par conséquent, elles nous inspirent le désir de le garder et nous incitent à l’effort pour le garder. Le pessimisme, cause de découragement pour les uns, est un principe d’action pour les autres. L’histoire vue sous un aspect est une école de scepticisme vue sous un autre aspect, elle enseigne la confiance.

Telle est surtout l’histoire du peuple français. Dans ses annales de quatorze siècles, si on commence à la chute de l’empire romain, la France a connu un nombre incroyable de vicissitudes. Non seulement elle n’a réalisé son unité qu’au prix de longues luttes, non seulement elle a failli bien des fois cesser d’exister comme nation, mais encore il y a eu des époques si terribles que les contemporains ont bien cru que