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liser nous trouvons : rendre civil, c’est-à-dire courtois, et polir les mœurs, c’est-à-dire donner la civilisation. Le dictionnaire tourne en rond. Littré donne sa langue aux chats.

Il y a mieux. Si le verbe civiliser se trouve déjà avec la signification que nous lui prêtons chez les bons auteurs du dix-huitième siècle, le substantif civilisation ne se rencontre que chez les économistes de l’époque qui a précédé immédiatement la Révolution. Littré cite un exemple pris chez Turgot. Littré, qui avait dépouillé toute notre littérature, n’a pas pu remonter plus loin. Ainsi le mot civilisation n’a pas plus d’un siècle et demi d’existence. Il n’a fini par entrer dans le dictionnaire de l’Académie qu’en 1835, il y a moins de cent ans. Et comme, avant cette date, la société française était tout de même arrivée à un certain raffinement, on devrait conclure que Racine et Molière ont fait de la civilisation sans le savoir.

L’antiquité, dont nous vivons encore, n’avait pas non plus de terme pour rendre ce que nous entendons par civilisation. Si l’on donnait ce mot-là à traduire dans un thème latin, le jeune élève serait bien embarrassé. J’ai demandé à l’un de nos meilleurs latinistes de me dire comment il s’y prendrait. « Il y a, me fut-il répondu, le mot humanitas qui veut dire plutôt culture de l’esprit, bonne éducation, bonnes manières, politesse : de là viennent nos « humanités ». Il y a aussi le mot cultus qui veut dire éducation et mœurs. Ce n’est pas suffisant. Si je cherche dans les classiques, je trouve que Cicéron, pour dire approximativement ce que nous pouvons entendre par la civilisation opposée à la barbarie, a dû se servir de trois mots : cultus humanus civilisque, c’est-à dire : des mœurs douces et policées. » Ainsi, Quicherat et la Sorbonne en sont témoins : Rome, pas plus que le grand siècle, n’a su ce que c’était que la civilisation.

On pardonnera tout ce pédantisme. Mais la vie des mots n’est pas indépendante de la vie des idées. Le mot de civilisation, dont nos ancêtres se passaient fort bien, peut-être parce qu’ils avaient la chose, s’est répandu au dix-neuvième siècle sous l’influence d’idées nouvelles. Les découvertes scientifiques, le développement de l’industrie, du commerce, de la prospérité et du bien-être avaient créé une sorte d’enthousiasme et même de prophétisme. La conception du progrès indéfini, apparue