Page:Bakounine - Œuvres t3.djvu/36

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d’hui elle se trouve à la tête du Parti de la Démocratie socialiste des travailleurs en Allemagne, ayant pour organe le Volksstaat.

C’est donc une École parfaitement respectable, ce qui ne l’empêche pas de montrer un fort mauvais caractère quelquefois[1], et surtout d’avoir pris pour

  1. J’en sais quelque chose. Voici bientôt quatre ans que je suis en butte aux plus odieuses attaques, aux accusations les plus sales et [(*) aux plus infâmes calomnies de la part des hommes les plus influents de cette coterie scientifico-révolutionnaire. J’en connais quelques-uns, et j’ai bien le droit de leur appliquer ces adjectifs un peu forts, puisqu’ils se sont cru permis de m’accuser de toute sorte d’infamies, tout en sachant fort bien qu’ils mentaient. N’ont-ils pas osé dire et imprimer dans le Volksstaat, et même une fois dans le Réveil de Paris, rédigé par M. Delescluze, que j’étais un espion russe, ou un espion de Napoléon III, ou même un espion du comte de Bismarck, de concert avec M. de Schweitzer, chef reconnu d’un autre parti socialiste en Allemagne, et que je n’ai jamais rencontré ni personnellement ni au moyen d’aucune correspondance…] |140 aux plus infâmes calomnies de la part des hommes les plus influents de cette coterie scientifîco-révolutionnaire qui a son siège principal à Londres. J’en connais les chefs de longue date, et j’ai toujours professé une grande estime pour leur intelligence hors ligne, pour leur science réelle, vivante, aussi étendue que profonde, et pour leur dévouement inaltérable à la grande cause de l’émancipation du prolétariat, à laquelle, pendant vingt-cinq ans de suite, au moins, je me plais à le répéter de nouveau, ils n’ont pas cesse de rendre les plus considérables services. Je les reconnais donc, sous tous les rapports, pour des hommes infiniment respectables, et aucune injustice de leur part, si criante et si odieuse qu’elle soit, ne me fera commettre la sottise de nier l’utilité et l’importance historique tant de leurs travaux théoriques que de leurs entreprises pratiques. Malheureusement, comme dit un vieux dicton, chaque médaille a son revers. Ces messieurs sont de fort mauvais coucheurs ; irascibles, vaniteux, et querelleurs comme des Allemands, et, ce qui est pis, comme des littérateurs allemands, qui, se distinguant, comme on sait, par une absence complète de goût, de respect humain, et même de respect de soi-même, ont toujours la bouche pleine d’injures, d’insinuations odieuses et perfides, de méchancetés sournoises, et des calomnies les plus sales contre toutes les personnes qui ont le malheur de ne point absolument abonder dans leur sens et de ne point vouloir, de ne point pouvoir baisser pavillon devant eux. Je comprends et je trouve parfaitement légitime, utile, nécessaire qu’on attaque avec beaucoup d’énergie et de passion non seulement les théories contraires, mais encore les personnes qui les représentent, dans tous leurs actes publics et même privés, lorsque ces derniers, duement constatés et prouvés, sont odieux. Car je suis plus ennemi que personne de cette hypocrisie toute bourgeoise, qui prétend |141 élever un mur infranchissable entre la vie publique d’un homme et sa vie privée. Cette séparation est une vaine fiction, un mensonge, et un mensonge fort dangereux. L’homme est un être indivisible, complet, et si dans sa vie privée il est un coquin, si dans sa famille il est un tyran, si dans ses rapports sociaux il est un menteur, un trompeur, un oppresseur et un exploiteur, il doit l’être aussi dans ses actes publics ; s’il s’y présente autrement, s’il cherche à se donner les apparences d’un démocrate libéral ou socialiste, amoureux de la justice, de la liberté et de l’égalité, il ment encore, et il doit avoir évidemment l’intention d’exploiter les masses comme il exploite les individus. Ce n’est donc pas seulement un droit, c’est un devoir que de le démasquer, en dénonçant les faits immondes de sa vie privée, lorsqu’on en a obtenu des preuves irrécusables. La seule considération qui puisse arrêter, dans ce cas, un homme consciencieux et honnête, c’est la difficulté de les constater, difficulté qui est infiniment plus grande pour les faits de la vie privée que pour ceux de la vie publique. Mais c’est l’affaire de la conscience, du discernement et de l’esprit de justice de celui qui croit devoir dénoncer un individu quelconque à la réprobation publique. S’il le fait, non poussé par un sentiment de justice, mais par méchanceté, par jalousie ou par haine, tant pis pour lui. Mais il ne doit être permis à personne de dénoncer sans prouver ; et plus une accusation est sérieuse, plus les preuves à l’appui de cette accusation doivent l’être aussi. Celui donc qui accuse un autre homme d’infamie doit être considéré comme un infâme lui-même, et il l’est en effet, s’il n’appuie pas cette dénonciation terrible de preuves irrécusables.
    Après cette explication nécessaire, je retourne à mes chers et très respectables ennemis de Londres et de Leipzig. J’en connais de longue date les chefs principaux, et je dois dire que nous n’avons pas été toujours des ennemis. Loin de là, nous avons eu des rapports assez intimes avant 1848. Ils auraient été beaucoup plus intimes de ma part si je n’avais été repoussé par ce côté négatif de leur caractère, qui m’a toujours empêché de leur accorder une confiance pleine et entière. Toutefois nous restâmes amis jusqu’en 1848. En 1848, j’eus la grand tort à leurs yeux d’avoir pris contre eux le parti d’un poète illustre, — pourquoi ne le nommerais-je pas ? — de M. Georges Herwegh, pour lequel j’avais une profonde amitié, et qui s’était séparé d’eux dans une affaire politique, dans laquelle, je le pense maintenant et je le dirai franchement, la justice, la juste appréciation de la situation générale, était de leur côté. Ils l’attaquèrent avec le sans-façon qui distingue leurs attaques ; je le défendis avec chaleur, en son absence, personnellement contre eux, à Cologne. Inde irae. Je m’en ressentis bientôt. Dans la Gazette rhénane (die Rheinische Zeitung), qu’ils rédigeaient à cette époque, parut une correspondance de Paris, écrite avec cette lâche sournoiserie et cet art d’insinuation perfide dont les correspondants des journaux allemands possèdent seuls le secret. Le correspondant prêtait à Mme George Sand des discours fort étranges et toute fait infamants sur mon compte : elle aurait dit — je ne sais, et le correspondant lui-même ne savait naturellement pas, ni où ni à qui, ni comment, puisqu’il avait tout inventé et que, selon toutes les probabilités, la correspondance avait été fabriquée à Cologne — que j’étais un espion russe. Mme Sand protesta noblement, énergiquement. Je leur envoyai un ami. Plus que cette protestation, que ce démenti formel de Mme Sand, et plus que ma demande d’explication, j’aime à le croire, leur propre sentiment de justice et leur respect pour eux-mêmes les forcèrent alors à insérer dans leur journal une rétractation tout à fait satisfaisante. |143 Lorsqu’en 1861, ayant heureusement réussi à m’échapper de Sibérie, je vins à Londres, la première chose que j’entendis de la bouche de Herzen fut celle-ci : Ils avaient profité de mon absence forcée pendant douze années (de 1849 à 1861), dont j’avais passé huit dans différentes forteresses saxonnes, autrichiennes et russes, et quatre en Sibérie, pour me calomnier de la manière la plus odieuse, racontant à qui voulait l’entendre que je n’étais pas du tout emprisonné, mais que, jouissant d’une pleine liberté et comblé de tous les biens terrestres, j’étais au contraire le favori de l’empereur Nicolas. Mon ancien ami l’illustre démocrate polonais Worzel, mort à Londres vers 1860, et lui, Herzen, avaient eu toutes les peines du monde pour me défendre contre ces sales et calomnieux mensonges.Je ne cherchai pas querelle à ces messieurs pour toutes ces aménités allemandes ; mais je m’abstins d’aller les voir, voilà tout.
    À peine arrivé à Londres, je fus salué par une série d’articles dans un petit journal anglais, écrits ou inspirés évidemment par mes chers et nobles amis, les chefs des communistes allemands, mais ne portant aucune signature. Dans ces articles on osa dire que je n’avais pu m’enfuir qu’avec l’aide du gouvernement russe, qui, en me créant la position d’un émigré et d’un martyr de la liberté, — titre que j’ai toujours détesté, parce que j’abhorre les phrases, — m’avait rendu plus capable encore de lui rendre des services, c’est-à-dire de faire le métier d’espion pour son compte. Lorsque je déclarai dans un autre journal anglais, à l’auteur de ces articles, qu’à de pareilles infamies on répond non la plume à la main, mais avec la main sans plume, il s’excusa, en prétendant qu’il n’avait jamais voulu dire que )e fusse un espion salarié, mais que j’étais un patriote de l’Empire de toutes les Russies, tellement dévoué que « j’avais encouru volontairement toutes les tortures de la prison et de la Sibérie, pour pouvoir mieux servir plus tard la |144 politique de cet empire ». À de pareilles inepties, il n’y avait évidemment rien à répondre. Ce fut aussi l’avis du grand patriote italien Giuseppe Mazzini et celui de mes compatriotes, Ogaref et Herzen. Pour me consoler, Mazzini et Herzen me dirent qu’ils avaient été attaqués à peu près de la même manière et fort probablement par les mêmes gens, et qu’à toutes les attaques semblables ils n’avaient jamais opposé qu’un silence méprisant.
    En décembre 1863, lorsque je traversai la France et la Suisse pour me rendre en Italie, un petit journal de Bâle, je ne sais plus lequel, publia un article dans lequel il prémunissait contre moi tous les émigrés polonais, prétendant que j’avais entraîné dans l’abîme beaucoup de leurs compatriotes, tout en sauvant toujours du désastre ma propre personne. Depuis 1863 jusqu’en 1867, pendant tout mon séjour en Italie, je fus continuellement injurié et calomnié par beaucoup de journaux allemands. Très peu de ces articles parvinrent à ma connaissance — en Italie on lit peu de journaux allemands. J’appris seulement qu’on continuait à m’accabler de calomnies et d’injures, et je finis par m’en soucier aussi peu que je me soucie, soit dit par parenthèse, des invectives de la presse russe contre moi.
    Plusieurs de mes amis prétendirent et prétendent que mes calomniateurs étaient soudoyés par la diplomatie russe. Ce ne serait pas impossible, et je devrais être d’autant plus porté à le croire, que je sais pertinemment qu’en 1847, après un discours que j’avais prononcé à Paris contre l’empereur Nicolas dans une assemblée polonaise, et pour lequel M. Guizot, alors ministre des affaires étrangères, m’avait expulsé de France, à la demande du ministre représentant de la Russie, M. Kisselef, ce dernier, par l’intermédiaire de M. Guizot lui-même, dont il avait sans doute surpris la bonne foi, avait tâché de répandre dans l’émigration polonaise |145 l’opinion que je n’étais rien qu’un agent russe. Le gouvernement russe aussi bien que ses fonctionnaires ne reculent naturellement devant aucun moyen pour anéantir leurs adversaires. Le mensonge, la calomnie, les infamies de toute sorte constituent leur nature, et, lorsqu’ils emploient ces moyens, ils ne font autre chose que d’user de leur droit incontestable de représentants officiels de tout ce qu’il y a de plus canaille au monde, sans préjudice pourtant pour l’Allemagne patriotique, bourgeoise, nobiliaire, officieuse, officielle, qui est montée aujourd’hui, je dois l’avouer humblement, à toute la hauteur politique, morale et humaine de l’empereur de toutes les Russies.
    Eh bien ! franchement, je ne pense pas qu’aucun de mes calomniateurs, — d’ailleurs si peu honorables, la calomnie étant un misérable métier, — ou qu’au moins les principaux d’entre eux aient jamais eu, au moins sciemment, des rapports avec la diplomatie russe. Ils se sont inspirés principalement de leur propre sottise et de leur méchanceté, voilà tout ; et s’il y a eu une inspiration étrangère, elle est venue non de Saint-Pétersbourg, mais de Londres. Ce sont toujours mes bons vieux amis, les chefs des communistes allemands, législateurs de la société à venir, qui, restant eux-mêmes enveloppés par les brumes de Londres, comme Moïse l’était par les nuées du Sinaï, ont lancé contre moi, comme une meute de roquets, une foule de petits Juifs allemands et russes, tous plus imbé |146 ciles et plus sales les uns que les autres.
    Maintenant, laissant de côté les roquets, les petits Juifs et toutes les personnalités misérables, je passe aux points d’accusation qu’ils ont formulés contre moi :
    1° Ils ont osé imprimer dans un journal, d’ailleurs très honnête, très sérieux, mais qui dans cette occasion a démenti son caractère honnête et sérieux, en se faisant l’organe d’une vilaine et sotte diffamation, dans le Volksstaat, que Herzen et moi nous étions tous les deux des agents panslavistes, et que nous recevions de larges sommes d’argent d’un Comité panslaviste de Moscou, institue par le gouvernement russe. Herzen était un millionnaire ; quant à moi, tous mes amis, toutes mes bonnes connaissances, et le nombre en est assez grand, savent fort bien que je passe ma vie dans une très rude pauvreté. La calomnie est trop ignoble, trop bête, je passe outre.
    2° Ils m’ont accusé de panslavisme, et, pour prouver mon crime, ils ont cité une brochure que j’avais publiée à Leipzig, vers la fin de l’année 1848, une brochure dans laquelle je me suis efforcé de prouver aux Slaves que, loin de devoir attendre leur émancipation de l’Empire de toutes les Russics, ils ne pouvaient l’espérer que de sa complète destruction, cet empire n’étant autre chose qu’une succursale de l’Empire allemand, que la domination abhorrée des Allemands sur les Slaves. « Malheur à vous, leur ai-je dit, si vous comptez sur cette Russie impériale, sur cet Empire tartare et allemand qui n’a jamais eu rien de slave. Il vous engloutira et vous torturera, comme il le fait avec la Pologne, comme il le fait avec tous les peuples russes emprisonnés en son sein. » Il est vrai que, dans cette brochure, j’ai |147 osé dire que la destruction de l’Empire d’Autriche et de la Monarchie prussienne était aussi nécessaire au triomphe de la démocratie que celle de l’Empire du tsar, et voilà ce que les Allemands, même les démocrates socialistes de l’Allemagne, n’ont jamais pu me pardonner.
    J’ai ajouté encore dans cette même brochure : « Méfiez-vous des passions nationales qu’on cherche à ranimer dans vos cœurs. Au nom de cette Monarchie autrichienne qui n’a jamais fait autre chose qu’opprimer toutes les nations assujetties à son joug, on vous parle maintenant de vos droits nationaux. Dans quel but ? Dans celui d’écraser la liberté des peuples, en allumant une guerre fratricide entre eux. On veut rompre la solidarité révolutionnaire qui doit les unir, qui constitue leur force, la condition même de leur émancipation simultanée, en les soulevant les uns contre les autres au nom d’un patriotisme étroit. Donnez donc la main aux démocrates, aux socialistes révolutionnaires de l’Allemagne, de la Hongrie, de l’Italie, de la France ; ne haïssez que vos éternels oppresseurs, les classes privilégiées de toutes les nations ; mais unissez-vous de cœur et d’action à leurs victimes, les peuples. »
    Tels étaient l’esprit et le contenu de cette brochure, dans laquelle ces messieurs sont allés chercher des preuves de mon panslavisme. Ce n’est pas ignoble seulement, c’est bête ; mais ce qui est encore plus ignoble que bête, c’est qu’ayant cette brochure sous les yeux, ils en ont cité des passages, naturellement travestis ou tronqués, mais pas un de ces mots par lesquels je stigmatisais et je maudissais l’Empire russe, en adjurant les peuples slaves de s’en méfier, et la brochure en était pleine. Cela donne la |148 mesure de l’honnêteté de ces messieurs.
    J’avoue que lorsque je lus d’abord ces articles qui parlent de mon panslavisme, prouvé si bien par cette brochure, comme on voit, je restai stupéfait. Je ne comprenais pas qu’on pût pousser si loin la malhonnêteté. Maintenant je commence à comprendre. Ce qui a dicté ces articles, ce n’était pas seulement l’insigne mauvaise foi de l’auteur, c’était encore une sorte de naïveté nationale et patriotique, très stupide, mais fort commune en Allemagne. Les Allemands ont tant et si bien rêvé au milieu de leur historique esclavage, qu’ils ont fini par identifier, très naïvement, leur nationalité avec l’humanité, de sorte que, dans leur opinion, détester la domination allemande, mépriser leur civilisation d’esclaves volontaires, signifie être l’ennemi du progrès humain. Panslavistes sont à leurs yeux tous les Slaves qui repoussent avec dégoût et colère cette civilisation qu’ils leur veulent imposer. Si tel est le sens qu’ils donnent à ce mot panslavisme, oh ! alors je suis panslaviste et du plein de mon cœur. Car vraiment, il est fort peu de choses que je déteste et que je méprise aussi profondément que cette domination infâme et que cette civilisation bourgeoise, nobiliaire, bureaucratique, militaire et politique des Allemands. Je continuerai toujours de prêcher aux Slaves, au nom de l’émancipation universelle des masses populaires, la paix, la fraternité, l’action et l’organisation solidaire avec le prolétariat de l’Allemagne, mais pas autrement que sur les ruines de cette domination et de cette civilisation, et dans aucun autre but que celui de la démolition de tous les empires, slaves et allemands (Note de Bakounine.)
    (*) Le passage entre crochets contient une première rédaction inachevée, et a été biffé par Bakounine. — J. G.