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L’HOMME DE COUR

mencer. Un éminent mérite ne suffit pas, bien que véritablement il soit aisé de gagner l’affection, dès que l’on a gagné l’estime. Pour être aimé, il faut aimer, il faut être bienfaisant, il faut donner de bonnes paroles, et encore de meilleurs effets. La courtoisie est la magie politique des grands personnages. Il faut premièrement mettre la main aux grandes affaires, et puis l’étendre libéralement aux bonnes plumes ; employer alternativement l’épée et le papier. Car il faut rechercher la faveur des écrivains qui immortalisent les grands exploits.

XLI

N’exagérer jamais.

C’est faire en homme sage de ne parler jamais en superlatifs, car cette manière de parler blesse toujours, ou la vérité, ou la prudence. Les exagérations sont autant de prostitutions de la réputation, en ce qu’elles découvrent la petitesse de l’entendement et le mauvais goût de celui qui parle. Les louanges excessives réveillent la curiosité et aiguillonnent l’envie ; de sorte que, si le mérite ne correspond pas au prix qu’on lui a donné, comme il arrive d’ordinaire, l’opinion commune se révolte contre la tromperie, et tourne le flatteur et le flatté en ridicule. C’est pourquoi l’homme prudent va bride en main, et aime mieux pécher par le trop peu que par le trop. L’excellence est rare, et, par conséquent, il faut mesurer son estime. L’exagération est une sorte de mensonge ; à exagérer, on se fait passer pour