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L’HOMME DE COUR

et c’est toujours de pis en pis ; car la même difficulté, qui se pouvait surmonter au commencement, est plus grande à la fin. La vigueur de l’esprit surpasse celle du corps, il la faut toujours tenir prête, ainsi que l’épée, pour s’en servir dans l’occasion ; c’est par où l’on se fait respecter. Plusieurs ont eu d’éminentes qualités, qui, faute d’avoir eu du cœur, ont passé pour morts, ayant toujours vécu ensevelis dans l’obscurité de leur abandonnement. Ce n’est pas sans raison que la nature a joint dans les abeilles le miel et l’aiguillon, et pareillement les nerfs et les os dans le corps humain. Il faut donc que l’esprit ait aussi quelque mélange de douceur et de fermeté.

LV

L’homme qui sait attendre.

Ne s’empresser, ni ne se passionner jamais, c’est la marque d’un cœur qui est toujours au large. Celui qui sera le maître de soi-même le sera bientôt des autres. Il faut traverser la vaste carrière du temps pour arriver au centre de l’occasion. Un temporisement raisonnable mûrit les secrets et les résolutions. La béquille du temps fait plus de besogne que la massue de fer d’Hercule. Dieu même, quand il nous punit, ne se sert pas du bâton, mais de la saison. Ce mot est beau : Le temps et moi nous en valons deux autres. La fortune même récompense avec usure ceux qui ont la patience de l’attendre.