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LA PEAU DE CHAGRIN

restes de ce magnifique service, de tempêtueuses discussions s’étaient établies ; quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité ; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches ; puis la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et parlait d’une voix flûtée ; çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout à fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampants et parfumés, tant l’exemple était contagieux. Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées, se heurtèrent à travers les cris, les jugements interlocutoires, les arrêts souverains et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernements, enfin tous les grands actes de l’intelligence humaine tombèrent sous une faux aussi longue que celle du Temps ; peut-être eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par l’Ivresse devenue