Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/283

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que nous avons encore plus de deux lieues à faire ? Le village que nous apercevons là-bas doit être Baillet.

— Grand Dieu ! s’écria le marquis d’Albon, allez à Cassan, si cela peut vous être agréable, mais vous irez tout seul. Je préfère attendre ici, malgré l’orage, un cheval que vous m’enverrez du château. Vous vous êtes moqué de moi, Sucy. Nous devions faire une jolie petite partie de chasse, ne pas nous éloigner de Cassan, fureter sur les terres que je connais. Bah ! au lieu de nous amuser, vous m’avez fait courir comme un lévrier depuis quatre heures du matin, et nous n’avons eu pour tout déjeuner que deux tasses de lait ! Ah ! si vous avez jamais un procès à la Cour, je vous le ferai perdre, eussiez-vous cent fois raison.

Le chasseur découragé s’assit sur une des bornes qui étaient au pied du poteau, se débarrassa de son fusil, de sa carnassière vide, et poussa un long soupir.

— France ! voilà tes députés, s’écria en riant le colonel de Sucy. Ah ! mon pauvre d’Albon, si vous aviez été comme moi six ans au fond de la Sibérie…

Il n’acheva pas et leva les yeux au ciel, comme si ses malheurs étaient un secret entre Dieu et lui.

— Allons ! marchez ! ajouta-t-il. Si vous restez assis, vous êtes perdu.

— Que voulez-vous, Philippe ? c’est une si vieille habitude chez un magistrat ! D’honneur, je suis excédé ! Encore si j’avais tué un lièvre !

Les deux chasseurs présentaient un contraste assez rare. Le ministériel était âgé de quarante-deux ans et ne paraissait pas en avoir plus de trente, tandis que le militaire, âgé de trente ans, semblait en avoir au moins quarante. Tous deux étaient décorés de la rosette rouge, attribut des officiers de la Légion d’honneur. Quelques mèches de cheveux, mélangées de noir et de blanc comme l’aile d’une pie, s’échappaient de dessous la casquette du colonel ; de belles boucles blondes ornaient les tempes du magistrat. L’un était d’une haute taille, sec, maigre, nerveux, et les rides de sa figure blanche trahissaient des passions terribles ou d’affreux malheurs ; l’autre avait un visage brillant de santé, jovial et digne d’un épicurien. Tous deux étaient fortement hâlés par le soleil, et leurs longues guêtres de cuir fauve portaient les marques de tous les fossés, de tous les marais qu’ils avaient traversés.