Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/305

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

le major. Bientôt il fut impossible d’avancer sans risquer d’écraser des hommes, des femmes, et jusqu’à des enfants endormis, qui tous refusaient de bouger quand le grenadier les éveillait. En vain monsieur de Sucy chercha-t-il la route que l’arrière-garde s’était frayée naguère au milieu de cette masse d’hommes, elle s’était effacée comme s’efface le sillage du vaisseau sur la mer ; il n’allait qu’au pas, le plus souvent arrêté par des soldats qui le menaçaient de tuer ses chevaux.

— Voulez-vous arriver ? lui dit le grenadier.

— Au prix de tout mon sang, au prix du monde entier, répondit le major.

— Marche ! On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs.

Et le grenadier de la garde poussa les chevaux sur les hommes, ensanglanta les roues, renversa les bivouacs, en se traçant un double sillon de morts à travers ce champ de têtes. Mais rendons-lui la justice de dire qu’il ne se fit jamais faute de crier d’une voix tonnante : — Gare donc, charognes.

— Les malheureux ! s’écria le major.

— Bah ! ça ou le froid, ça ou le canon ! dit le grenadier en animant les chevaux et les piquant avec la pointe de son briquet.

Une catastrophe qui aurait dû leur arriver bien plus tôt, et dont un hasard fabuleux les avait préservés jusque-là, vint tout à coup les arrêter dans leur marche. La voiture versa.

— Je m’y attendais, s’écria l’imperturbable grenadier. Oh ! oh ! le camarade est mort.

— Pauvre Laurent, dit le major.

— Laurent ! N’est-il pas du 5e chasseurs ?

— Oui.

— C’est mon cousin. Bah ! la chienne de vie n’est pas assez heureuse pour qu’on la regrette par le temps qu’il fait.

La voiture ne fut pas relevée, les chevaux ne furent pas dégagés sans une perte de temps immense, irréparable. Le choc avait été si violent que la jeune comtesse, réveillée et tirée de son engourdissement par la commotion, se débarrassa de ses vêtements et se leva.

— Philippe, où sommes-nous ? s’écria-t-elle d’une voix douce, en regardant autour d’elle.

— À cinq cents pas du pont. Nous allons passer la Bérésina. De l’autre côté de la rivière, Stéphanie, je ne vous tourmenterai plus,