Page:Banville - Œuvres, Les Cariatides, 1889.djvu/50

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Et qui, par les replis d’un labeur sombre et lent,
Jusqu’à l’hypocrisie a poussé le talent !
C’est don Juan qui, debout devant l’homme de pierre,
À subi ses regards sans baisser la paupière,
Et qui tenait si bien sa coupe entre ses doigts
Que son cœur et sa main n’ont tremblé qu’une fois !
Ô spectacle éternel ! ô fiction mouvante,
Qui par sa vérité nous glace d’épouvante !
Quand le divin Molière, une lampe à la main,
Éclaira devant tous les plis du cœur humain,
Les peuples, ignorant si le bouffon qu’on vante
Suscitait devant eux la Sagesse vivante,
Applaudissaient déjà ses grotesques portraits,
Sur les passants du jour copiés traits pour traits.
Car ils sont bien réels tous, avec leur folie !
Ces types surhumains costumés par Thalie
Ont une passion sous leur rire moqueur ;
Sous leurs habits de soie on sent frémir un cœur.
S’ils incarnent l’Amour, la Fourbe ou l’Avarice,
Ils sont hommes aussi, la terre est leur nourrice !
Leur langage profond, dont chacun a la clé,
Est un clavier superbe ; et rien n’eût égalé
Ce théâtre vivant qui frissonne et respire,
Si Dieu n’eût allumé l’autre flambeau : Shakespeare !
   Dans le monde réel plein d’ombre et de rayons,
Tout ce qui nous sourit, tout ce que nous voyons,
Les cieux d’azur, les mers, ces immensités pleines,
La fleur qui brode un point sur le manteau des plaines,