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LES EXILÉS


Oh ! que Rouvière aima ce tragique poème
Dont on meurt, et combien c’était un noble jeu,
Quand le peuple naïf, qui l’admire et qui l’aime,
Le voyait se débattre, effaré, sous le Dieu !

Il l’aimait aussi, lui, ce peuple dont la bouche
Hait les vins frelatés que nous lui mélangeons,
Et, traînant devant lui le chef-d’œuvre farouche,
Il lui disait : Voilà Shakspere. Partageons.

Ô fiers combats où l’homme est vaincu par le rêve !
Ô lutte formidable avec le grand aïeul,
Où l’artiste, à la fin, las d’un effort sans trêve,
Succombe ! Il est malade, il est pauvre, il est seul.

Seul ! Non. Lorsque Rouvière en cette angoisse amère
Tombait, sa sœur aux traits désolés et flétris
Le consolait avec la douceur d’une mère,
En attachant sur lui ses yeux, déjà taris !

La pauvre créature essayait de sourire,
Oh ! quand je la revois ainsi, mon cœur se fend !
Et plus que lui malade, et plus que lui martyre,
L’endormait dans ses bras comme un petit enfant.

Ah ! du moins, que mon Ode (ô siècle misérable !)
Les bénisse tous deux, le lutteur abattu,
L’artiste magnanime et sa sœur adorable,
Et garde une louange à leur mâle vertu !