Page:Banville - Eudore Cléaz, 1870.djvu/26

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que dura ce martyre, vous êtes la seule qui ayez lu dans mes yeux le profond, l’immense désespoir, et qui m’ayez fait l’aumône. Pourtant, mon regard racontait sans doute la dernière angoisse de la désolation, il devait y avoir dans ma voix quelque chose de suprême et de terrifiant ; mais vous seule m’avez vue, vous seule avez eu l’intuition de mon immense malheur. Pendant ces dix jours, chaque fois que vous me rencontriez, sans attendre que j’eusse parlé, vous me donniez une pièce d’argent ; et moi qui vous connaissais, moi qui savais votre pauvreté laborieuse, je baisais ardemment, quand vous aviez disparu, cette monnaie qu’avaient touchée vos doigts angéliques. Oui, mademoiselle, vous seule avez empêché ma bienfaitrice de mourir, et moi je n’ai vécu que de ce que vous me donniez. Oh ! comme j’en suis fière ! » Et alors Antonia désigna du doigt le portrait de M. Cléaz. « Ah ! continua-t-elle, ne croyez pas que j’aie voulu, que je prétende m’acquitter envers vous. Dieu me garde à jamais d’un si infime, d’un si misérable orgueil. Ce portrait, vous allez savoir ce qu’il est, ce qu’il doit signifier pour mon cœur, et aussi, j’espère pour le vôtre.

— Vous avez raison, dit Cléaz, de ne pas supposer à Eudore une pensée vulgaire, car elle ignore tous les calculs humains ; si pauvre que je sois, j’ai pu du moins lui donner cette inappréciable richesse ! » Et pour mieux appuyer les paroles du vieillard, Eudore serra la main de son amie en la