Page:Banville - Gringoire, 1890.djvu/49

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LE ROI.

Il faut que tu oses.

GRINGOIRE.

Autant me proposer d’accompagner l’Iliade sur un chalumeau de paille.

LE ROI.

Il ne s’agit que de plaire.

GRINGOIRE.

Justement. Avec le visage que voilà ! Je me sens laid et pauvre, et quand j’ai voulu bégayer des paroles d’amour, elles ont été accueillies si durement que je me suis jugé à tout jamais. Tenez, sire, un jour (c’était dans la forêt qui est proche), je vis passer sur son cheval frémissant une jeune chasseresse égarée loin des siens. Son visage brillait d’une lumière divine, et elle était couverte d’or et de saphirs. Je me jetai à ses genoux en tendant les mains vers cette nymphe héroïque, et je m’écriai : " oh ! Que vous êtes belle ! " elle arrêta son cheval et se mit à rire, si fort et si longtemps que j’eus peur de la voir mourir sur place. Une autre fois, j’osai parler d’amour à une paysanne, aussi pauvre que moi, et vêtue à peine de quelques haillons déchirés. Celle-là, ce fut autre chose, elle me regarda d’un air de profonde pitié, et elle était si affligée de ne pouvoir me trouver beau, que sans rien dire, elle en versa deux grosses larmes. Les anges sans doute les ont recueillies.

LE ROI.

Ainsi tu t’abandonnes toi-même. Quand je te donne un moyen de vivre !

GRINGOIRE.

Chimérique !

LE ROI.

ô couardise ! Rare lâcheté d’un homme qui hésite, ayant à son service une arme plus forte que les lances et les épées ! Quoi, tu es poëte, par conséquent habile aux ruses et aux caresses du langage, et l’amour de la vie ne t’inspire rien !