Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/119

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péripéties de la tragédie militaire ; tout à coup la funambule s’arrête, roide, tout d’une pièce, comme figée ou changée en statue de sel. Par un geste désespéré, elle leva à la fois au ciel ses deux bras, et en même temps le sang envahit son visage ; du fond même de l’amphithéâtre, on put la voir devenir toute rouge.

» Un soupir immense sortit de six mille poitrines ; tout le monde ferma les yeux : pour tout le monde, elle avait dû être précipitée de la hauteur effroyable où la maintenait la Volonté, tomber sur le sable de l’arène et s’y briser. Mais après ce mouvement d’épouvante, quand les regards se levèrent de nouveau, on revit la saltimbanque vivante et debout : par un effort surhumain, dont elle-même n’eut pas conscience, elle avait pu garder l’équilibre au moment où la vie l’abandonnait, miracle plus prodigieux que tous les tours de force avec lesquels elle avait émerveillé les empereurs, au temps de sa fougueuse jeunesse. Oui, elle se tenait debout, mais comme un soldat frappé au cœur et qui marche encore quelques pas sous le vertige même de la mort. Enfin, ses membres se détendirent, ses reins plièrent, elle tomba en arrière, mais sur la corde, où elle se coucha avec grâce encore, en s’y cramponnant d’une main, comme lorsqu’elle jouait la scène épisodique du trompette blessé. Mais ses forces étaient tout à fait épuisées ; pour retourner jusqu’à l’échelle, il lui fallut ramper, se traîner sur les genoux, marcher à quatre pattes sur cette corde que, tout à l’heure elle avait foulée d’un pied insolemment dédaigneux et superbe.

» Pour les spectateurs, ce dernier effort fut mille fois plus poignant que la minute même où on l’avait crue morte, car maintenant elle ressemblait à un oiseau qui balaye la terre de son ventre souillé et de ses ailes fra-