Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/145

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moire une énergie factice de quelques secondes. Un chevalet était près de moi, supportant une toile couverte de barbouillages confus et insensés ; en y jetant les yeux, je fus bien vite convaincu décidément que nous avions affaire à la plus navrante des folies ; mais qu’y avait-il besoin de cette preuve ? Vandevelle, profitant d’un moment de lucidité donné à Margueritte par l’alcool, m’avait présenté comme un amateur d’art qui serait heureux d’acheter un tableau. Le fou me parla de peinture, quelquefois avec une véritable éloquence, mais bientôt je sus quelle était sa préoccupation constante, car à propos des choses les plus divergentes, et sans aucune transition, il faisait sans cesse allusion à une femme que son interlocuteur était censé connaître, à sa femme sans doute, sans doute à la femme représentée par le buste de l’armoire et par le tableau de Vandevelle ! Alors c’étaient les paroles de Roméo dans cette bouche édentée, sur ces lèvres blanches et pendantes où il n’y avait plus rien de la vie. De rares cheveux blonds complétement desséchés et coupés çà et là par un gros cheveu blanc comme la neige, se dressaient épars et confus sur le crâne aux tons d’ivoire ; Margueritte avait perdu presque entièrement les sourcils et les cils, ses paupières tombaient tout à fait sur ses yeux, et son nez gonflé, toute sa face noyée dans une bouffissure pâle et malsaine, accusait les ravages simultanés de l’ivrognerie et de la démence. Et pourtant, quelle poésie encore, lorsqu’il parlait de son amour ! En l’écoutant on rêvait de ces princesses des contes, accueillies dans un palais enchanté où quelque génie épris d’une mortelle emprisonne sa bien-aimée dans un paradis de délices. On le devinait, il aurait voulu, comme ces magiciens, mêler pour l’adorée les merveilles de l’art, les ciselures, les