Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/205

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sordides, traînait une voiture de pains d’épices, à laquelle il était attelé ! Une vieille, digne de Callot et de Goya, le suivait en criant d’une voix enrouée :

— Allons, hue ! allons, hue ! allons, hue !

Et parfois elle aiguillonnait, au moyen d’un méchant petit fouet, la paresse de ce coursier humain.

J’admirais cette scène comme le motif d’une jolie eau-forte, quand tout à coup l’attelage se jeta à mon cou sans quitter sa voiture et me dit d’un ton amical :

— Tiens, c’est Léon ! comment te portes-tu ?

— Malheureux ! m’écriai-je.

J’avais reconnu Jodelet.

Je le regardai d’un air indigné. Sa figure exprimait un ravissement complet. Il avait l’air d’un homme aimé pour lui-même ou d’un boursier qui revient d’un voyage dans le bleu.

— Ô mon ami, s’écria-t-il, j’ai enfin trouvé le bonheur ! je suis le domestique de madame ! Le matin, nous venons de la place Maubert, toute la journée je traîne la voiture d’un bout à l’autre des Champs-Élysées, et le soir, je la remonte place Maubert ! Madame me nourrit, me loge, m’habille, me donne six sous par jour ; je n’ai à m’occuper de rien ! C’est à présent seulement que je suis indépendant et libre ! C’est à moi l’air, l’espace, les eaux, les feuillages, la nature, la rêverie, la poésie ! C’est à moi et non pas à ceux qui ont à s’occuper de payer leurs loyers, leur nourriture et leur habillement, et surtout d’avoir de l’esprit !

Malgré tous ces beaux raisonnements, après avoir employé l’éloquence, la menace, la prière et tous les gestes nobles, je décidai enfin Jodelet à me suivre. En ôtant sa bride de son cou, il versa des larmes amères.