Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/28

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qui est ma vie. Mon cœur est déchiré en deux, et personne ne peut me plaindre pour la catastrophe d’un amour que je n’ai avoué à personne, et que d’ailleurs j’ai brisé moi-même. Il y a bien ma mère qui sait tout ; mais, ma mère !…

» Hein, les poëtes qui se sont plu à raconter les destinées ironiques et à mettre des pleurs dans les yeux de Triboulet, s’ils connaissaient la vie d’une ingénue de théâtre !… Mais, excepté nous deux, qui la connaîtrait ? Oui, tout saigne en moi, et il faut que je te fasse toucher une à une toutes mes blessures ; je veux te montrer le calice que j’épuise goutte à goutte, grand Dieu ! depuis dix années.

» Pour une femme qui joue les ingénues, les petites grues, comme tu dis si bien, ces anges domestiques, Rose, Emma, Adèle, douées par les auteurs de toutes les grâces enfantines, on croit que la comédie est finie quand le rideau est baissé ; hélas, c’est là qu’elle commence ! Avoir pris pendant quatre heures des inflexions et des moues de petite fille, avoir couru après les papillons en menaçant de s’envoler soi-même, avoir caché son cœur et sa gorge sous cette robe de mousseline blanche et sous ce ridicule tablier de soie à bretelles qui au théâtre sont le symbole de la jeunesse, ce n’est rien encore !

» Le public est féroce et veut plus que cela. Je gagne quinze mille francs, soit ; et les journaux proclament que je suis, depuis mademoiselle Anaïs Aubert, la première et la seule ingénue ; sais-tu à quel prix ? Tu te rappelles dans la Physiologie du Mariage ces phrases décisives comme le couteau de la guillotine, au-dessus desquelles Balzac écrit le mot Axiomes en lettres capitales ? Eh bien, écoutes-en une comme ça ; celle-là, je suis payée pour pouvoir la faire ! »