Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/311

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— C’est juste, s’écria le faux Rubens, n’oublions pas qu’ici il ne s’agit pas de cinquante centimes !

— Accordé, dit lord Sidney, chacun parlera sans interruption, et souvenez-vous que, pour une heure, nous sommes constitués en ministère des beaux-arts… inconnus !

Roger-Bontemps reprit : — Enfant, je n’ai jamais mangé. Manger, voilà la grande affaire. Il y a deux races d’hommes ; celle qui mange et celle qui ne mange pas. Les pauvres haïssent les riches parce que les riches mangent ; les riches exècrent les pauvres parce que les pauvres voudraient manger. Je vis que tout était là, et que le sort de l’humanité s’agite autour des endroits où l’on fait la cuisine.

Dès lors, je me tins habituellement aux barrières, passant ma vie autour des cabarets et cherchant à me faufiler par quelque joint dans les choses culinaires. À force d’audace, j’usurpai quelques petites fonctions. Tour à tour chien de tournebroche, écorcheur de lapins et laveur de vaisselle, j’exerçais cette dernière profession au cabaret de la Jambe-de-Bois et j’allais peut-être m’enfouir pour toute ma vie dans ces emplois subalternes, lorsque éclata entre la Jambe-de-bois et le Grand-Vainqueur la rivalité à laquelle je dois ma fortune.

Le Grand-Vainqueur et la Jambe-de-bois donnaient tous deux du bouillon à un sou la tasse, mais la Jambe-de-bois avait pour elle la pratique des Auvergnats, et elle regardait en pitié le Grand-Vainqueur, réduit à attendre et solliciter les consommateurs de hasard.

Un matin pourtant, tous les Auvergnats de la Jambe-de-bois émigrèrent pour le Grand-Vainqueur. Quand mon maître leur en demanda en pleurant la raison, ils lui répondirent que son bouillon n’avait pas d’yeux, tandis