Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/312

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que celui du Grand-Vainqueur en était inondé comme une queue de paon.

Messieurs, j’eus le courage de passer une nuit entière, caché dans une armoire de cuisine, au Grand-Vainqueur. Le lendemain, à l’heure où l’Aurore profite de ce qu’elle a des doigts de rose pour ouvrir les portes de l’Orient, je surpris le secret de notre rival.

Le misérable fourrait ses doigts dans un vase plein d’huile de poisson et les secouait ensuite sur les bols de bouillon alignés autour de la table. C’est ainsi qu’il y faisait des yeux !

Les yeux étaient nombreux, je ne dis pas, mais quels yeux ! comme c’était fait ! Pas de goût, pas de grâce ! ni vraisemblance, ni idéal ! Dans le trajet du Grand-Vainqueur à la Jambe-de-bois, mille idées jetèrent tour à tour leurs ombres sur mon front, mais enfin une création lumineuse éclaira tout à coup mon cerveau de ses flammes aveuglantes.

La seringue était trouvée !

Tous les matins, armé de cette bienheureuse seringue, je vise les bouillons, et j’y exécute, la main levée, une mosaïque d’yeux à faire pâlir la nature.

Plus tard mon procédé a été surpris et imité ; mais jamais on n’a pu atteindre à ma facture. Je défie tout le monde pour la main et le métier. Mon patron m’a engagé pour six ans, à dix francs par mois, avec cinq sous de feux et deux bénéfices. Les jours de bénéfice, le prix des soixante bouillons est pour moi, car il est inutile de vous dire que dès le lendemain de mon invention, nous avions reconquis les Auvergnats.

Ainsi maître d’une position faite, je brave désormais les destinées, car je suis d’un tempérament sage, je mets de l’argent de côté, et je ne commettrai pas la même faute