Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/34

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déjà tant de regrets, je suis surveillée et gouvernée comme si j’avais quatre ans !

» Pourtant cette position n’est pas sans remède, ma mère me le prêche tous les jours, et c’est heureux, car, pour vivre plus longtemps de la sorte, je ne le pourrais pas. Il y a une chose que l’on pardonne à une ingénue dont la réputation est faite, comme la mienne l’est, c’est de changer d’état par un coup de foudre, et assez brillamment pour éblouir tout Paris d’un luxe princier. Alors on reste ingénue, et on passe grande artiste, n’est-ce pas mon seul recours à moi qui ai si peu de talent, et qui le sais si bien ! Avec ma famille et mes dettes, et pour ne rien perdre de mon auréole artistique, c’est quelque chose comme un demi-million qu’il nous faut ; or, je sais un homme qui peut et qui veut me le donner. Mais cet homme… ô Jacqueline ! quel dénoûment pour une figure que tous les poètes lyriques ont chantée ! quelle chute pour une jeune fille que Delacroix et Ary Scheffer ont idéalisée en Ophélie et en Juliette ! Cet homme, c’est… ô ma jeunesse ! mes rêves de printemps dorés ! Ô serrements de mains ! Ô premières angoisses de ma beauté que rien n’avait profanée ! Ô nos baisers de jeunes filles et nos confidences à mi-voix sous les tilleuls ! Cet homme, c’est… eh bien ! oui… un droguiste ! Un droguiste de la rue des Lombards, à casquette rouge ! Qu’est-ce que tu me conseilles ? Réponds vite avec ton âme passionnée et avec ton suprême bon sens à celle qui est,

» À toi pour la vie,

»Émérance. »