Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/93

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huit ans, la jeune fille, célèbre alors au théâtre, était déjà l’amie et le conseil de Marie Dorval.

Hier, comme il ne restait plus que les personnes intimes, un de nos dessinateurs en vogue, Émile Labbé, parlait des jeunes morts que nous portons ensevelis dans nos cœurs. Il nommait, avant tous les autres, le cher et regretté Henri, et nous, entraînés par sa parole si vive et si séduisante, nous nous imaginions revoir au milieu de nous l’enfant inspiré, redisant encore ses beaux vers. Nous nous rappelions son geste, son accent tranquille, sa voix attendrie, et nous nous laissions emporter à ces souvenirs, oubliant l’absence !

— « Vous vous en souvenez, continuait Émile, quelle âme sans tache et sans voiles ! Et comme il était parfaitement beau ! c’était le profil de Byron sans l’ironie arrière de Manfred, c’était le front de Gœthe ombragé par l’épaisse chevelure d’un pâtre de l’Attique. Et quel ami, si bon, si simple, si brave !

— » Oui, murmura madame Lucie Chardin, on m’a dit bien souvent tout cela ! »

À ces étranges paroles, dites par celle qui a été la femme de Henri, tous les yeux se tournèrent vers elle : on voulait se bien convaincre que ces mots inexplicables étaient en effet prononcés dans un rêve. Madame Chardin remarqua la surprise générale et rougit : elle se prit à sourire tristement, et une larme furtive glissa sur sa joue. Puis, tendant la main à Émile Labbé :

— « Je vous parais folle, dit-elle ; mais c’est là ma plaie et mon désespoir, j’ai vécu quatre années aux côtés de Henri, et je ne l’ai jamais vu ! »

Pour le coup, l’étonnement était à son comble.

— « Ah ! reprit madame Chardin, nous avions cru que l’amour était possible entre deux forçats qui traînent