Page:Banville - Petit Traité de poésie française, 1881.djvu/138

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Les ânes de Khamos, les vaches aux mamelles
Pesantes, les boucs noirs, les taureaux vagabonds
Se hâtaient, sous l’épieu, par iiles et par bonds ;
Et de grands chiens mordaient le jarret des chamelles,
Et les portes criaient en tournant sur leurs gonds.

Et les éclats de rire et les chansons féroces
Mêlés aux beuglements lugubres des troupeaux,
Tels que le bruit des rocs secoués par les eaux.
Montaient jusques aux tours où, le poing sur leurs crosses,
Des vieillards regardaient dans leurs robes de peaux;

Spectres de qui la barbe, inondant leurs poitrines,
De son écume errante argentait leurs bras roux.
Immobiles, de lourds colliers de cuivre aux cous,
Et qui, d’en haut, dardaient, l’orgueil plein les narines.
Sur leur race des yeux profonds comme des trous[1]

Leconte de Lisle. Kaïn. Poèmes Barbares.


Un tel exemple en dit plus que toutes les théories possibles. Comme le lecteur l’a remarqué, ce tableau superbe et grandiose est vu comme aurait pu le voir en effet un géant des premiers jours du monde, et le poëte ne l’a pas déparé par un seul trait moderne, qui eût fait évanouir l’illusion. Là est le salut de l’Épopée, si elle est encore possible. Je crois fermement qu’elle l’est,

  1. On a pu voir qu’en opposition avec la règle que nous avons donnée dans le chapitre de la rime, le grand poëte que nous citons ici fait rimer les mots en anc et en ang terminés par un c ou par un g, avec les mots en ant et en ent terminés par un t : flanc avec lent et sang avec frémissant. Ceci n’est pas une critique, car le génie fait les règles et ne les subit pas ; mais que les versificateurs écoliers se gardent bien d’imiter cet exemple !