Page:Banville - Petit Traité de poésie française, 1881.djvu/141

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Une condition cependant, une seule, est indispensable pour que le Poëme mérite son nom de poëme, ou œuvre qui ne peut être faite que par un poëte. — C’est qu’il soit autre chose que le Roman ou le Conte écrit en vers, et par conséquent qu’il s’élève à des hauteurs où le Conte et le Roman ne pourraient pas le suivre. Tel est, par exemple, le grand morceau sur don Juan dans Namouna, morceau qui est du chant pur, et qui, même traduit en prose, ferait dans tout roman ou conte une tache lyrique :


Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence,
Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours ;
Ne comptant ni l’argent, ni les nuits, ni les jours ;
Apprenant du passant à chanter sa romance ;
Ne demandant à Dieu, pour aimer l’existence.
Que ton large horizon et tes larges amours.

Tu retrouvais partout la vérité hideuse.
Jamais ce qu’ici-bas cherchaient tes vœux ardents.
Toujours l’hydre éternel qui te montrait les dents ;
Et poursuivant toujours ta vie aventureuse,
Regardant sous tes pieds cette mer orageuse.
Tu te disais tout bas : Ma perle est là dedans.

Tu mourus plein d’espoir dans ta route infinie
Et te souciant peu de laisser ici-bas
Des larmes et du sang aux traces de tes pas.
Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie.
Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie.
Pour un être impossible, et qui n’existait pas.