Page:Banville - Petit Traité de poésie française, 1881.djvu/318

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qu’harmonise la force inouïe du mouvement, c’est le dernier mot de l’art le plus savant et le plus compliqué, et la seule vue de difficultés pareilles donne le vertige. D’ailleurs, comme La Fontaine avait créé son instrument, il l’a emporté avec lui ; tous ceux de ses prétendus successeurs qui ont cru se servir du vers libre nous ont donné un chaos risible et puéril ; non-seulement ils en ignoraient l’esprit, l’allure, le mouvement harmonieux et rapide, mais ils n’en ont même pas compris le mécanisme. La Fontaine ignorant de lui-même ! lui pour qui l’Apologue est un don qui vient des Immortels, lui qui s’écrie avec une juste conscience de sa grandeur :


Grâce aux filles de Mémoire,
J’ai chanté les animaux ;
Peut-être d’autres héros
M’auraient acquis moins de gloire.
Le Loup, en langue des Dieux,
Parle au Chien dans mes ouvrages.


Quelle astuce, quelle fermeté, quelle volonté inébranlable ne fallut-il pas à La Fontaine pour jouer toute sa vie un rôle, pour faire croire à tous et pour laisser croire à ses meilleurs amis qu’il était original faute de pouvoir faire mieux, et pour accepter le reproche de sa prétendue incorrection ! Mais ne luttait-il pas seul contre une mer démesurée qui allait ensevelir tout le passé, l’es-