Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/10

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telle blanche des neiges éternelles, se peuplent d’un remuement humain.

Des multitudes fourmillent par masses distinctes. Sur des champs, des assauts, vague par vague, se propagent, puis s’immobilisent ; des maisons sont éventrées comme des hommes, et des villes comme des maisons, des villages apparaissent en blancheurs émiettées, comme s’ils étaient tombés du ciel sur la terre, des chargements de morts et des blessés épouvantables changent la forme des plaines.

On voit chaque nation dont le bord est rongé de massacres, qui s’arrache sans cesse du cœur de nouveaux soldats pleins de force et pleins de sang ; on suit des yeux ces affluents vivants d’un fleuve de mort.

Au Nord, au Sud, à l’Ouest, ce sont des batailles, de tous côtés, dans la distance. On peut se tourner dans un sens ou l’autre de l’étendue : il n’y en a pas un seul au bout duquel la guerre ne soit pas.

Un des voyants pâles, se soulevant sur son coude, énumère et dénombre les belligérants actuels et futurs : trente millions de soldats. Un autre balbutie, les yeux pleins de tueries :

— Deux armées aux prises, c’est une grande armée qui se suicide.

— On n’aurait pas dû, dit la voix profonde et caverneuse du premier de la rangée.

Mais un autre dit :

— C’est la Révolution française qui recommence.

— Gare aux trônes ! annonce le murmure d’un autre.

Le troisième ajoute :

— C’est peut-être la guerre suprême.

Il y a un silence, puis quelques fronts, encore blanchis par la fade tragédie de la nuit où transpire l’insomnie, se secouent.

— Arrêter les guerres ! Est-ce possible ! Arrêter les guerres ! La plaie du monde est inguérissable.


Quelqu’un tousse. Ensuite, le calme immense au soleil des somptueuses prairies où luisent doucement les vaches