Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/76

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passant, l’épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jette à la volée sur les épaules !

Nous voici habillés d’un voile gris clair et sur nos figures se sont posés des masques blafards, plus épais aux sourcils, aux moustaches, à la barbe et dans les stries des rides. Nous avons l’air d’être à la fois nous-mêmes et d’étranges vieillards.

— Quand on s’ra vioques, c’est comme ça qu’on sera laids, dit Tirette.

— Tu craches blanc, constate Biquet.

Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues de plâtre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes d’humanité.

On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur à accomplir. Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de la poussière. L’interminable effort nous contracte, et nous bonde de morne lassitude et de dégoût.

On aperçoit enfin l’oasis tant poursuivie : au-delà d’une colline, sur une autre colline plus haute, des toits ardoisés dans des bouquets de feuillage d’un vert frais de salade.

Le village est là ; le regard l’embrasse ; mais on n’y est pas. Longtemps il a l’air de s’éloigner à mesure que le régiment rampe vers lui.

À la fin des fins, sur le coup de midi, on arrive à ce cantonnement qui commençait à devenir invraisemblable et légendaire.


Le régiment, au pas cadencé, l’arme sur l’épaule, inonde jusqu’aux bords la rue de Gauchin-l’Abbé. La plupart des villages du Pas-de-Calais se composent d’une seule rue. Mais quelle rue ! Elle a souvent plusieurs kilomètres de longueur. Ici, la grande rue unique se sépare en fourche devant la mairie et forme deux autres rues : la localité est un vaste Y irrégulièrement ourlé de façades basses.