Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/83

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— J’dis « c’est cher », mais enfin, ça ira, se hâta d’ajouter Lamuse, hein, vous autres ?

À cette interrogation de pure forme, nous opinons.

— On boirait bien un p’tit coup, fit Lamuse. Vous vendez du vin ?

— Non, dit la bonne femme.

Elle ajouta avec un tremblotement de colère :

— Vous comprenez, l’autorité militaire force ceux qui tiennent du vin à le vendre quinze sous. Quinze sous ! Quelle misère que c’te maudite guerre ! On y perd, à quinze sous, monsieur. Alors, j’n’en vends pas d’vin. J’ai bien du vin pour nous. J’dis pas que quéqu’fois, pour obliger, j’en cède pas à des gens qu’on connaît, des gens qui comprennent les choses, mais vous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.

Lamuse fait partie de ces gens qui comprennent les choses. Il empoigne son bidon qui pend par habitude à son flanc.

— Donnez-m’en un litre. Ce s’ra combien ?

— Ce s’ra vingt-deux sous, l’prix qu’i’ m’coûte. Mais vous savez, c’est pour vous obliger parce que vous êtes des militaires.

Barque, à bout de patience, grommelle quelque chose à l’écart. La femme lui jette de côté un regard hargneux et elle fait le geste de rendre le bidon à Lamuse.

Mais Lamuse, lancé dans l’espoir de boire enfin du vin, et dont la joue rougit, comme si le liquide y déteignait déjà doucement, s’empresse d’intervenir :

— N’ayez pas peur, c’est entre nous, la mère, on vous trahira pas.

Elle déblatère, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu par la concupiscence, Lamuse pousse l’abaissement et la capitulation de conscience jusqu’à lui dire :

— Que voulez-vous, madame, c’est militaire ! Faut pas essayer de comprendre.

Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux