Page:Barracand - Un monstre, 1887-1888.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

déroba pas sous cette caresse, mais souleva un peu son visage, lui offrit ses lèvres…

Qu’il y avait d’innocence et de pureté dans cet abandon ! Il le sentit. Il regretta à cette heure de n’être pas plus digne d’un amour si grand, si profond. Mais l’avenir rachèterait le passé. Il se promit de ne plus vivre que pour le bonheur de cette enfant. Et ce serment était trop doux à exécuter pour qu’il ne lui parût pas facile à tenir.

À partir de ce moment, ses scrupules s’évanouirent. Il se laissa descendre complaisamment dans ce flot de tendresses enfantines qui l’environnaient à chaque heure et le portaient doucement aux enchantements de l’avenir. La candeur de Françoise innocentait la noirceur de sa propre faute, et blanchissait sa conscience.

Sa cour commença. Ce furent des heures d’entières félicités, où ils se donnèrent de plus en plus l’un à l’autre, en causant, en se regardant, rien qu’en se tenant la main et en se souriant sans rien dire.

Raymond passait tout son temps avec elle, de l’aube au soir et fort avant dans la nuit. Près de cette jeune fille, il redevenait enfant, et bon, naïf, simple comme elle. La vie recommençait. Il l’aimait comme il n’avait jamais aimé, comme si c’était la première femme qu’il aimât.

Son bonheur pourtant l’effrayait. Il lui semblait qu’il tentait Dieu et bravait sa justice éternelle. Son vieux scepticisme était ébranlé. Je ne sais quels instincts religieux, enfouis en lui, vestiges d’une première éducation chrétienne, remontaient à la surface, tirés des profondeurs de son être par la crise agitée qu’il traversait. Jamais la certitude qu’il y a une morale, un bien et un mal, des choses permises, d’autres défendues, des règles enfin et une loi immuable, ne lui apparut plus clairement qu’à ce moment même où il faussait toutes ces lois, et où, en les faussant, il n’aspirait qu’à rentrer dans le devoir, dans la vie honnête et régulière. À s’examiner à ces clartés nouvelles, il s’épouvantait de lui-même, et redoutait le châtiment. Non, il ne méritait pas son bonheur, ce bonheur qui, par ses origines, plongeait en de si tristes bas-fonds. Rien ne pouvait laver la souillure, effacer l’horrible stigmate qui marquait à sa naissance son amour pour Françoise.

Ces réflexions importunes qui le saisissaient par éclair et qu’il s’efforçait de repousser le harcelaient surtout quand il arrivait aux Cabines. Dans le silence, en plein azur, au-dessus du château, au-dessus du petit salon témoin de profanations qu’il exécrait à cette heure, il lui semblait, en levant les yeux, voir planer en une vision confuse l’amoncellement des colères célestes toujours suspendues là et prêtes à éclater. C’était une impression superstitieuse dont il comprenait bien l’inanité, mais dont il ne parvenait pas à se défaire.