Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/11

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et plus large que ceux du Marais ; il eut un petit rire qui découvrit ses dents, blanches comme de la miche fraîche, et dit :

— Bonsoir, Rousille ! Vous direz au père que je passe la nuit dehors, pour rapporter des vanneaux à ma bonne amie !

Il se détourna, d’un geste prompt gravit le talus, sauta dans le champ voisin, et, une seconde seulement, le canon de son fusil trembla en s’éloignant parmi les branches.

Toussaint Lumineau avait l’air soucieux, et il se taisait. S on vieux visage, mâle et tranquille, contrastait étrangement avec la figure difforme de l’aîné, Mathurin. Autrefois, ils s’étaient ressemblé. Mais, depuis le malheur dont on ne parlait jamais et qui hantait toutes les mémoires à la Fromentière, le fils n’était plus que la caricature, la copie monstrueuse et souffrante du père. La tête, volumineuse, coiffée de cheveux roux, rentrait dans les épaules, elles-mêmes relevées et épaissies. La largeur du buste, la longueur des bras et des mains dénonçaient une taille colossale, mais quand ce géant se dressait, entre ses béquilles, on voyait un torse tout tassé, tout contourné et deux jambes qui pendaient au-dessous, tordues et molles. Ce corps de lutteur se terminait par deux fuseaux atrophiés, capables au plus de le soutenir quelques secondes, et d’où la vie, peu à peu, sans répit, se retirait. Il avait à peine dépassé la trentaine, et déjà sa barbe, qu’il avait plantée jusqu’aux pommettes, grisonnait par endroits. Au milieu de cette broussaille étalée, qui rejoignait les cheveux et lui donnait un air de fauve, au-dessus des pommettes qu’un sang boueux marbrait, on découvrait deux yeux d’un bleu noir, petits, tristes, où éclatait, par moment, tout à coup, la violence exaspérée de ce condamné à mort, qui comptait chaque progrès du supplice. Une moitié de lui-même assistait, avec une colère d’impuissance, à la lente agonie de l’autre. Des rides sillonnaient le front et coupaient l’intervalle entre les sourcils. « Pauvre grand Lumineau, le plus beau fils de chez nous, ce qu’il est devenu ! » disait la mère, autrefois.

Elle avait raison de le plaindre. Six ans plus tôt, il