Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/21

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Le gars s’absorba, comptant et recomptant avec ses doigts sur la toile de sa blouse. Les veines de son front se tendaient sous l’effort de l’esprit. Il avait le regard fixé sur le sol, et aucune autre idée ne traversait l’opération compliquée de ce rural calculant le prix de son travail.

Pendant ce temps, le métayer se remémorait l’histoire brève de ce Boquin, venu par hasard dans le Marais, pour y chercher de la cendre de bouse, dont les Vendéens se servent comme engrais, embauché au passage et rapidement accoutumé en ce pays nouveau ; les trois années que l’étranger avait vécues sous le toit de la Fromentière, un an avant le service militaire et deux ans depuis, années de rude et vaillant labeur, d’honnête conduite, sans un reproche grave, de résignation étonnante, malgré l’hostilité des fils, qui avait commencé dès le premier jour et n’avait jamais désarmé.

— Ça doit faire quatre-vingt-quinze francs, dit Jean Nesmy.

— C’est aussi mon compte, dit le métayer. Tiens, voilà l’argent. Regarde s’il n’y manque rien.

De la poche de sa veste, où, d’avance, il avait mis la somme qu’il devait, Toussaint Lumineau tira une pile de pièces d’argent, qu’il jeta sur le fond de la barrique.

— Prends, mon gars !

L’autre, sans y toucher, se recula.

— Vous ne voulez plus de moi à la Fromentière ?

— Non, mon gars, tu vas partir.

La voix s’attendrit, et continua :

— Je ne te renvoie pas parce que tu es fainéant. Et même, quoique ça m’ait causé de l’ennui, je ne t’en veux pas d’aimer trop la chasse. Tu m’as bien servi. Seulement, ma fille est à moi, Jean Nesmy, et je ne t’ai pas accordé avec Rousille.

— Si c’est son goût, et si c’est le mien, maître Lumineau ?

— Tu n’es pas de chez nous, mon pauvre gars. Qu’un Boquin se marie avec une fille comme Rousille, ça ne se peut, tu le sais : tu aurais mieux fait d’y penser avant.

Jean Nesmy, pour la première fois, ferma à demi les yeux, et il devint plus pâle, et ses lèvres s’abaissèrent aux coins comme s’il allait pleurer.