Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/3

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— C’est vite demandé : quand payerez-vous ? mais trouver l’argent, c’est autre chose.

— Alors, je répondrai non ?

— Vous répondrez oui, puisqu’il le faut. Je payerai à la Saint-Michel, qui n’est pas loin.

Le métayer allait se baisser pour reprendre son travail, quand le garde ajouta :

— Vous ferez bien aussi, Lumineau, de surveiller votre valet. J’ai relevé l’autre jour, dans la pièce de la Cailleterie, des collets qui ne pouvaient être que de lui.

— Est-ce qu’il avait écrit son nom dessus ?

— Non ; mais il est connu pour le plus enragé chasseur du pays. Gare à vous ! M. le marquis m’a écrit que toute la maison partirait, si je vous reprenais, les uns ou les autres, à braconner.

Le paysan laissa tomber sa brassée de choux, et, tendant les deux poings :

— Menteur, il n’a pas pu dire ça ! Je le connais mieux que vous, et il me connaît. Et ce n’est pas à des gars de votre espèce qu’il donnerait des commissions pareilles ! M. le marquis me renverrait de chez lui, moi, son vieux Lumineau ! Allons donc !

— Parfaitement, il l’a écrit.

— Menteur ! répéta le paysan.

— Que voulez-vous, on verra bien, dit le régisseur en se détournant pour continuer son chemin. Vous êtes averti. Ce Jean Nesmy vous jouera un vilain tour. Sans compter qu’il courtise un peu trop votre fille, lui, un failli gars du Bocage. On en cause, vous savez !

Rouge, la poitrine tendue en avant, enfonçant d’un coup de poing son chapeau sur sa tête, le métayer fit trois pas, comme pour courir sus à l’homme qui l’insultait. Mais déjà celui-ci, appuyé sur son bâton d’épine, avait repris sa marche, et son profil ennuyé s’éloignait le long de la haie. Il avait une certaine crainte de ce grand vieux dont la force était encore redoutable ; il avait surtout le sentiment de l’insuccès de ses menaces, le souvenir d’avoir été désavoué, plusieurs fois déjà, par le marquis de la Fromentière, le maître commun, dont il ne s’expliquait pas l’indulgence envers la famille des Lumineau.