Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/48

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retirant son cigare de sa bouche et en fixant les yeux sur le père. Ils ne sont pas si fous que de vous quitter pour ça ?

Le père, en entendant ces mots-là, eut un frisson de joie : son Driot le comprenait ; son Driot était avec lui. Et il dit, le regardant :

— Non, des paresseux tous les deux, qui veulent gagner de l’argent sans rien faire… des ingrats qui laissent les vieux… Et puis, tu sais que François aime à s’amuser… Depuis le régiment, il a toujours eu le goût de la ville…

— Je le sais bien, et je comprends qu’on aime la ville, répondit André, qui toucha la Rousse de la mèche du fouet… mais graisser des roues de wagon ou servir à boire… Enfin, chacun va de son bord, en ce monde. Tant mieux s’ils réussissent… Seulement, je ne peux pas vous dire ce que ça me fait d’apprendre que François est parti. Moi qui me réjouissais tant de travailler avec lui !

Il demeura un peu de temps penché en avant, comme s’il ne faisait attention qu’aux oreilles fines de la jument, qui remuaient, puis il demanda, de sa voix caressante :

— Il y a donc de la misère chez nous, père ?

— Un peu, mon enfant. Mais il n’y en aura plus avec toi.

André ne répondit pas directement, ni tout de suite. Il cherchait à l’horizon un clocher d’ardoise et des sommets d’arbres, encore difficiles à reconnaître. Il avait le cœur déjà à la maison.

— Au moins, dit-il, Rousille nous reste ! Elle était jolie déjà, à mon dernier congé, et chatte, et décidée ! Vous ne sauriez vous imaginer combien de fois, en Afrique, j’ai pensé à elle. Je me faisais son portrait de mémoire. Est-elle toujours aussi accorte ?

— Elle n’est pas pour déplaire, dit le métayer.

— Et bonne fille, j’espère ? En voilà une qui ne s’en ira pas servir dans les auberges.

— Pour ça non.

Le beau soldat ralentissait l’allure de la jument, d’abord parce que la route allait tourner et descendre, et aussi pour mieux voir, dans le prolongement des terres en pente, le Marais de Vendée qui s’ouvrait comme un