Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/7

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couchant du jour, il nomma les deux fils et les deux filles qu’abritait la maison. Mathurin, François, Éléonore, Marie-Rose, lourde charge, épreuve et douceur mêlées de sa vie : l’aîné, son superbe aîné, atteint par le malheur, infirme, condamné à n’être que le témoin douloureux du travail des autres. Éléonore, qui remplaçait la mère morte ; François, nature molle, en qui n’apparaissait qu’incertain et incomplet le futur maître de la ferme ; Rousille, la plus jeune, la petite de vingt ans… Est-ce que le garde avait encore fait une menterie en parlant des assiduités du valet ? C’était probable. Comment un valet, le fils d’une pauvre veuve du Bocage, de la terre lourde de là-bas, aurait-il osé courtiser la fille d’un métayer maraîchin ? De l’amitié, il pouvait en avoir, et du respect pour cette jolie fille dont on remarquait le visage rose, oui, lorsqu’elle revenait, le dimanche, de la messe de Sallertaine ; mais autre chose ?… Enfin, on veillerait… Toussaint Lumineau ne pensa qu’un instant à cette mauvaise parole que l’homme avait dite, et, tout de suite après, il songea, avec une douceur et un apaisement de cœur, à l’unique absent, au fils qui par la naissance précédait Rousille, André, le chasseur d’Afrique, qui avait suivi comme ordonnance, en Algérie, son colonel, un frère du marquis de la Fromentière. Ce dernier fils, avant un mois il rentrerait, libéré du service. On le verrait, le beau Maraîchin blond, aux longues jambes, portrait du père rajeuni, tout noble, tout vibrant d’amour pour le pays de Sallertaine et pour la métairie. Et les inquiétudes s’oublieraient et se fondraient dans le bonheur de retrouver celui qui faisait se détourner les dames de Challans, quand il passait, et dire : « C’est le beau gars dernier des Lumineau ! »

Le métayer demeurait ainsi, bien souvent, après le travail fini, en contemplation devant sa métairie. Cette fois, il resta debout plus longtemps que de coutume, au milieu des houles fuyantes des feuilles, devenues ternes, grisâtres, pareilles dans l’ombre à des guérets nouveaux. Les arbres eux-mêmes n’étaient plus que des fumées vagues autour des champs. Le grand carré de ciel, extrêmement pur, qui s’ouvrait au-dessus, tout plein de rayons brisés, ne laissait tomber sur les choses qu’un peu de