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xxiv
VIE DE BEAUMARCHAIS.

pour ce service que le premier désire de l’autre, qui ne demande qu’à le rendre. Il est de nature secrète et délicate, mais n’en convient que mieux à l’habile souplesse de celui qui s’en charge. Il s’agit d’un libelle : Mémoires secrets d’une femme publique, dont Morande, le Gazetier cuirassé, réfugié à Londres, menace la Du Barry et Louis XV, et pour la destruction duquel plusieurs personnes, entre autres M. de Lauraguais, ont, depuis dix-huit mois, noué avec lui des négociations qui n’ont pu aboutir.

Beaumarchais promet d’être plus heureux, mais le difficile est qu’il parte sans qu’on soupçonne rien. Il avise. Les bruits de persécutions nouvelles, dont on le dit menacé, le couvrent. Il feint — et son ami Gudin paraît lui-même dupe de la feinte[1] — que son arrestation est certaine dans quelques jours, dans quelques heures peut-être, s’il ne parvient à fuir[2]. Il aura ainsi double profit de son départ : le gain d’un peu plus de cette popularité, qui s’accroît toujours par le bruit vrai ou faux d’une persécution, et celui du service qu’il va rendre.

C’est du prince de Conti et du prince de Ligne qu’il se sert pour échapper à ce très-grand péril, qui ne le menace pas du tout. Comment trouve-t-il moyen de les jouer ? Le second, qui ne fut pas longtemps sa dupe, va nous le dire dans un passage de ses notes sur la Correspondance littéraire de La Harpe qui n’a jamais été cité : « Je fus, écrit-il, chargé par M. le prince de Conti d’aller chercher Beaumarchais au coin de la rue Colbert, à un réverbère éteint, de le mener dans un fiacre jusqu’au Bourget, d’où je l’envoyai, dans une de mes voitures, à Gand, à un de mes gens d’affaires qui le fit passer en Angleterre. Cet homme extraordinaire prétendait que, sans cela, il serait arrêté ; et huit jours après, il était déjà dans le cabinet de Louis XV, qui lui avait donné une commission secrète, qu’il couvrit de ce jeu pour nous mystifier[3]. »

À Londres, il retourne, par un adroit anagramme, son premier nom de Caron, et ne se fait plus appeler que le chevalier de Ronac. Pourquoi pas Figaro ? ce qu’il vient faire et son dernier tour le mériteraient bien. Il s’entend avec M. de Lauraguais, qui a déjà suivi l’affaire et qui l’attend ; il l’accompagne chez Morande, qu’il gagne, et, huit jours après, comme nous l’a dit le prince de Ligne, il est à Versailles, chez le roi. Il rapporte un exemplaire du libelle redouté, et le manuscrit d’un autre non moins menaçant. À quel prix tout cela ? 20,000 livres une fois payées, et un contrat de rente de 4,000 autres. Le roi se résigne, quoique ce soit bien cher pour un honneur comme celui de la Du Barry. Il préférerait, toutefois, ne donner que de l’argent comptant : 32,000 livres, que Beaumarchais se charge de faire accepter par Morande, qui, en effet, consent à tout, lorsque notre homme, très-rapidement retourné à Londres, l’a revu. Il livre les six mille exemplaires du libelle imprimé, et M. de Lauraguais, à qui Beaumarchais laisse l’honneur du payement, lui compte le prix convenu : « M. de Lauraguais, lisons-nous dans une lettre du 30 mai 1774, publiée à la fin de l’édition de 1777 du Gazetier cuirassé, et qui est de Morande lui-même, a payé en bonnes guinées et en bons billets de banque, 32,000 livres tournois entre les mains dudit Morande, laquelle somme j’ai vue de mes propres yeux… La brûlure de l’ouvrage, montant à six mille exemplaires[4], s’est faite dans un four à briques près de Londres, quartier de Saint-Pancras, le 27 avril dernier, jour que le roi de France est tombé malade. »

Cette maladie de Louis XV, bientôt suivie de sa mort, comme on sait, fit perdre à Beau-

  1. Mânes de Louis XV, p. 179.
  2. Lui-même conviendra de tout un peu plus tard, dans sa lettre à Louis XVI, du mois de juin suivant : « Lorsque j’avais l’air, lui dit-il, de fuir l’injustice et la persécution au mois de mars dernier, le feu roi, votre aïeul, savait seul où j’étais. »
  3. Œuvres choisies du prince de Ligne, 1809, in-8, t. II, p. 340.
  4. M. de Loménie, qui n’a pas connu cette lettre, ni l’intervention en tout cela de M. de Lauraguais, ne parle (t. I, p. 381) que de 3,000 exemplaires ; mais c’est, je pense, Morande qu’il faut croire.