Page:Beowulf et les premiers fragments épiques anglo-saxons, trad. Thomas, 1919.djvu/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’art de construire et d’équiper des navires, lorsqu’ils eurent atteint les rivages de la mer du Nord. Mais c’est aux Romains qu’ils furent redevables de l’écriture, et ce progrès les différencie par exemple nettement des héros homériques, chez qui les documents écrits font entièrement défaut. On sait aujourd'hui que les runes sont une imitation par entailles sur bois des lettres de l’alphabet latin, imitation due à la première rencontre des deux civilisations du Nord et du Midi. Il est vrai qu’elles conservèrent longtemps, ainsi que leur nom l’indique (run voulant dire conseil caché), un sens mystérieux qui se retrouve d'un bout à l'autre du poème, mais elles sont d'un emploi constant lorsqu’il s’agit de nommer le possesseur de quelque épée précieuse (Beowulf, v. 1695-1697). Sous ces divers rapports, les contemporains de Hrothgar l’emportent incontestablement sur les Teutons du siècle de Tacite.

D’autres signes manifestent l’avance accomplie par les héros du Beowulf. Si les routes pavées qu’établirent les légionnaires de Rome les frappent d’étonnement comme l’œuvre d’une race supérieure et étrangère — le mot même de straet (strata), est un emprunt au latin — ils ont une certaine pratique de l’architecture, ainsi qu’en témoigne la construction du Heorot. Ils connaissent aussi la voûte, stanboga (id., v. 2545 et 2718), dont on ne trouve aucune trace à cette époque en Scandinavie et dont ils ont dû apprendre l’usage des peuples du Midi. Le fait qu’il est souvent question de compensation pécuniaire pour meurtre (id., v. 470, 2441) et la mention de trésors, à maintes reprises (id., v. 894, 2193, 2344, 2763-2766), ainsi que de l’attrait d’une grande masse d’or (id., v. 2764-2766), prouvent que le numéraire leur est familier, sans doute grâce au voisinage de la civilisation méditerranéenne. C'est du reste ce que semble indiquer la dérivation latine de termes qui désignent des objets précieux, tels que des plats (discas, id., v. 2775, 3048, venant de discus) ou des aiguières (orcas, id., v. 2760, 3047, venant de urceus). Une conclusion identique ressort de la présence des tapisseries (web aefter waegum, id., v. 995), sur les murs de la grande salle de Hrothgar et de l’emploi d’une ancre (ancor, id., v. 303, 1883, 1918, tiré de ancora) pour fixer les embarcations en rade. Il y a plus. La consommation du vin (win, id., v. 1162, 1233, 1467, imité de vinum), à côté de la bière et de l’hydromel, et la désignation de salle de vin (win-aern, id., v. 654 et win-sele, id., v. 2456), donnée au Heorot, supposent un commerce suivi avec les districts vinicoles du Sud de la Gaule, commerce qu’il est difficile de concevoir entre ces régions et les pays scandinaves. Autant de preuves, au cours du poème épique, d’un apport nouveau et plus récent que celui dont les Anglo-Saxons étaient uniquement redevables à leurs ancêtres lointains.

Certaines coutumes bien différentes de celles que leur avait léguées l’antiquité confirment d’ailleurs notre conjecture. C’est ainsi que le bûcher funéraire a disparu des mœurs du peuple