Page:Beowulf et les premiers fragments épiques anglo-saxons, trad. Thomas, 1919.djvu/32

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Sarrazin se devait de lui trouver un traducteur digne de figurer à ses côtés. Il n’y manque pas et désigne Cynewulf. Selon lui, il nous faut admettre chez l’ultime reviseur la connaissance de l’ancienne langue poétique du Nord et c’est ce qu’il remarque chez Cynewulf, puisqu’il relève à la fois chez celui-ci et dans le Beowulf des vocables isolés et des mots composés d'origine nordique, la postposition de l’article et de la préposition et mainte particularité de syntaxe scandinave. Ce sont là en effet des coïncidences curieuses, mais sont-elles bien probantes ? À supposer même que Sarrazin n’ait pas exagéré la portée de ressemblances fortuites (et ne serait-ce pas ici le cas ?) n’a-t-il pas pris pour une caractéristique frappante du vieux scop une série de traits communs a toute l’épopée anglo-saxonne ? Et n’est-il pas naturel de croire qu’un poème de l’importance du Beowulf a dû influer fortement, au point de vue de la langue et du vers, sur les poèmes héroïques qui lui ont succédé ? D’autres considérations encore empêchent de s’arrêter à l’hypothèse du critique allemand. Cynewulf, tel qu’il s’est révélé dans ses écrits, est un barde d’inspiration foncièrement chrétienne. Ses poèmes authentiques sont empruntés à la tradition ecclésiastique et contiennent à maintes reprises l’affirmation de sa foi. Se pourrait-il qu’il eût choisi un sujet presque païen et que, par surcroît, l’ayant choisi, il n’y eût pas laissé la marque incontestable de ses croyances ? Que vénérant la croix du Sauveur au point d’en avoir chanté la découverte par Sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin, il ne l’eût pas mentionnée une seule fois dans son récit épique et que le christianisme du Beowulf demeurât absolument incolore et à vrai dire méconnaissable ? La chose ne parait guère admissible. Et s’il en est ainsi, l’hypothèse d'une traduction, si peu probable en soi, devient tout à fait douteuse dès que le traducteur doit s’appeler Cynewulf.

Une autre conjecture moins audacieuse et moins tranchante, faite avec toutes les réserves que comporte l’obscurité de la question, est celle de M. Thomas Arnold[1] dans ses « Notes sur le Beowulf ». Il remarque que des sagas en dialecte danois ou géate avaient sans doute cours en pays scandinaves au 7e siècle de notre ère et que celles sur Hrothgar, sur Hygelac et son illustre neveu devaient être parmi les plus aimées et les plus répandues. C’est précisément à la fin de cette période que des missionnaires partis des côtes orientales de l’Angleterre ont débarqué chez les Frisons et en Danemark, pour convertir les païens du littoral. L’un des missionnaires anglo-saxons qui aurait entendu réciter telle ou telle de ces cantilènes n’a-t il pas pu s’en servir après son retour en Grande-Bretagne pour charmer les loisirs de ses compatriotes ? M. Arnold convient que ce ne fut certainement pas Cynewulf, dont le style, le ton et les tendances sont bien différents de ceux de la vieille épo­-

  1. Th. Arnold, Notes on Beowulf, London, 1898.