Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/158

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le langage, indispensable peut-être à la pratique, mais non pas suggérée par l’observation intérieure : le souvenir apparaît comme doublant à tout instant la perception, naissant avec elle, se développant en même temps qu’elle, et lui survivant, précisément parce qu’il est d’une autre nature qu’elle.

Qu’est-il donc ? Toute description claire d’un état psychologique se fait par des images, et nous venons de dire que le souvenir d’une image n’est pas une image. Le souvenir pur ne pourra dès lors être décrit que d’une manière vague, en termes métaphoriques. Disons donc, comme nous l’expliquions dans Matière et Mémoire[1], qu’il est à la perception ce que l’image aperçue derrière le miroir est à l’objet placé devant lui, L’objet se touche aussi bien qu’il se voit ; il agira sur nous comme nous agissons sur lui ; il est gros d’actions possibles, il est actuel. L’image est virtuelle et, quoique semblable à l’objet, incapable de rien faire de ce qu’il fait. Notre existence actuelle, au fur et à mesure qu’elle se déroule dans le temps, se double ainsi d’une existence virtuelle, d’une image en miroir. Tout moment de notre vie offre donc deux aspects : il est actuel et virtuel, perception d’un côté et souvenir de l’autre. Il se scinde en même temps qu’il se pose. Ou plutôt il consiste dans cette scission même, car l’instant présent, toujours en marche, limite fuyante entre le passé immédiat qui n’est déjà plus et l’avenir immédiat qui n’est pas encore, se réduirait à une simple abstraction s’il n’était précisément le miroir mobile qui réfléchit sans cesse la perception en souvenir.

  1. Pages 139, 144 et suiv. Cf. tout le premier chapitre.