Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/159

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Imaginons un esprit qui prendrait conscience de ce dédoublement. Supposons que le reflet de notre perception et de notre action nous revienne, non pas lorsque la perception est complète et l’action accomplie, mais au fur et à mesure que nous percevons et agissons. Nous verrons alors en même temps notre existence réelle et son image virtuelle, l’objet d’un côté et le reflet de l’autre. Le reflet ne se laissera d’ailleurs pas confondre avec l’objet, car celui-ci a tous les caractères de la perception, celui-là est déjà souvenir : s’il ne l’était pas dès maintenant, il ne le serait jamais. Plus tard, quand il accomplira sa fonction normale, il nous représentera notre passé avec la marque du passé ; aperçu au moment où il se forme, c’est avec la marque du passé, constitutive de son essence, qu’il apparaît. Quel est ce passé ? Il n’a pas de date et ne saurait en avoir ; c’est du passé en général, ce ne peut être aucun passé en particulier. À la rigueur, s’il consistait simplement en un certain spectacle aperçu, en une certaine émotion éprouvée, on pourrait être dupe, et croire qu’on a déjà aperçu ce qu’on aperçoit, éprouvé ce qu’on éprouve. Mais il s’agit de bien autre chose. Ce qui se dédouble à chaque instant en perception et souvenir, c’est la totalité de ce que nous voyons, entendons, éprouvons, tout ce que nous sommes avec tout ce qui nous entoure. Si nous prenons conscience de ce dédoublement, c’est l’intégralité de notre présent qui nous apparaîtra à la fois comme perception et comme souvenir. Et pourtant nous savons bien qu’on ne vit pas deux fois le même moment d’une histoire, et que le temps ne remonte pas son cours. Que faire ? La situation est étrange, paradoxale. Elle bouleverse toutes nos