Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/170

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tendre cependant atteindre, en un sujet aussi obscur, à la clarté complète et à la précision définitive.

On n’a pas assez remarqué que notre présent est surtout une anticipation de notre avenir. La vision que la conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieure est sans doute celle d’un état succédant à un état, chacun de ces états commençant en un point, finissant en un autre, et se suffisant provisoirement à lui-même. Ainsi le veut la réflexion, qui prépare les voies au langage ; elle distingue, écarte et juxtapose ; elle n’est à son aise que dans le défini et aussi dans l’immobile ; elle s’arrête à une conception statique de la réalité. Mais la conscience immédiate saisit tout autre chose. Immanente à la vie intérieure, elle la sent plutôt qu’elle ne la voit ; mais elle la sent comme un mouvement, comme un empiétement continu sur un avenir qui recule sans cesse. Ce sentiment devient d’ailleurs très clair quand il s’agit d’un acte déterminé à accomplir. Le terme de l’opération nous apparaît aussitôt, et, pendant tout le temps que nous agissons, nous avons moins conscience de nos états successifs que d’un écart décroissant entre la position actuelle et le terme dont nous nous rapprochons. Ce but lui-même n’est d’ailleurs aperçu que comme un but provisoire ; nous savons qu’il y a autre chose derrière ; dans l’élan que nous prenons pour franchir le premier obstacle nous nous préparons déjà à en sauter un second, en attendant les autres qui se succéderont indéfiniment. De même, quand nous écoutons une phrase, il s’en faut que nous fassions attention aux mots pris isolément : c’est le sens du tout qui nous importe ; dès le début nous reconstruisons ce sens hypothétiquement ; nous lançons notre esprit dans