Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/171

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une certaine direction générale, quitte à infléchir diversement cette direction au fur et à mesure que la phrase, en se déroulant, pousse notre attention dans un sens ou dans un autre. Ici encore le présent est aperçu dans l’avenir sur lequel il empiète, plutôt qu’il n’est saisi en lui-même. Cet élan donne à tous les états psychologiques qu’il fait traverser ou enjamber un aspect particulier, mais si constant que nous nous apercevons de son absence, quand il manque, bien plus que de sa présence, à laquelle nous sommes accoutumés. Chacun de nous a pu remarquer le caractère étrange que prend parfois un mot familier quand on arrête sur lui son attention. Le mot apparaît alors comme nouveau, et il l’est en effet ; jamais, jusque-là, notre conscience n’en avait fait un point d’arrêt ; elle le traversait pour arriver à la fin d’une phrase. Il ne nous est pas aussi facile de comprimer l’élan de notre vie psychologique tout entière que celui de notre parole ; mais, là où l’élan général faiblit, la situation traversée doit paraître aussi bizarre que le son d’un mot qui s’immobilise au cours du mouvement de la phrase. Elle ne fait plus corps avec la vie réelle. Cherchant, parmi nos expériences passées, celle qui lui ressemble le plus, c’est au rêve que nous la comparerons.

Or, il faut remarquer que la plupart des sujets, décrivant ce qu’ils éprouvent pendant et après la fausse reconnaissance, parlent d’une impression de rêve. L’illusion s’accompagne « d’une espèce de sentiment inanalysable que la réalité est un rêve », dit M. Paul Bourget[1]. Dans une auto-observation rédigée en anglais, qui me fut remise

  1. Observation recueillie par M. Bernard-Leroy, op. cit., p. 169.