Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/196

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fût suffisamment complète ; or elle ne devient perception complète et n’acquiert une forme distincte que par le souvenir lui-même, lequel s’insinue en elle et lui fournit la plus grande partie de sa matière. Mais, s’il en est ainsi, il faut bien que ce soit le sens, avant tout, qui nous guide dans la reconstitution des formes et des sons. Ce que nous voyons de la phrase lue, ce que nous entendons de la phrase prononcée, est tout juste ce qui est nécessaire pour nous placer dans l’ordre d’idées correspondant : alors, partant des idées, c’est-à-dire des relations abstraites, nous les matérialisons imagina­tivement en mots hypothétiques qui essaient de se poser sur ce que nous voyons et entendons. L’interprétation est donc en réalité une reconstruction. Un premier contact avec l’image imprime à la pensée abstraite sa direction. Celle-ci se développe ensuite en images représentées qui prennent contact à leur tour avec les images perçues, les suivent à la trace, s’efforcent de les recouvrir. Là où la superposition est parfaite, la perception est complètement interprétée.

Ce travail d’interprétation est trop facile, quand nous entendons parler notre propre langue, pour que nous ayons le temps de le décomposer en ses diverses phases. Mais nous en avons la conscience nette quand nous con­versons dans une langue étrangère que nous connaissons imparfaitement. Nous nous rendons bien compte alors que les sons distinctement entendus nous servent de points de repère, que nous nous plaçons d’emblée dans un ordre de représentations plus ou moins abstraites, suggéré par ce que notre oreille entend, et qu’une fois adopté ce ton intellectuel, nous marchons, avec le sens conçu, à la ren-