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« FANTOMES DE VIVANTS »

qu’il est arrivé à bien des femmes de rêver que leur mari était mort ou mourant, alors qu’il se portait fort bien. On remarque les cas où la vision tombe juste, on ne tient pas compte des autres. Si l’on faisait le relevé, on verrait que la coïncidence est l’œuvre du hasard. »

La conversation dévia dans je ne sais plus quelle direction ; il ne pouvait d’ailleurs être question d’entamer une discussion philosophique ; ce n’était ni le lieu ni le moment. Mais en sortant de table, une très jeune fille, qui avait bien écouté, vint me dire : « Il me semble que le docteur raisonnait mal tout à l’heure. Je ne vois pas où est le vice de son raisonnement ; mais il doit y avoir un vice. » Eh oui, il y avait un vice ! C’est la petite jeune fille qui avait raison, et c’est le grand savant qui avait tort. Il fermait les yeux à ce que le phénomène avait de concret. Il raisonnait ainsi : « Quand un rêve, quand une hallucination nous avertit qu’un parent est mort ou mourant, ou c’est vrai ou c’est faux, ou la personne meurt ou elle ne meurt pas. Et par conséquent, si la vision tombe juste, il faudrait, pour être sûr qu’il n’y a pas là un effet du hasard, avoir comparé le nombre des « cas vrais » à celui des « cas faux ». Il ne voyait pas que son argumentation reposait sur une substitution : il avait remplacé la description de la scène concrète et vivante — de l’officier tombant à un moment déterminé, en un lieu déterminé, avec tels ou tels soldats autour de lui — par cette formule sèche et abstraite : « La dame était dans le vrai, et non pas dans le faux. » Ah, si nous acceptons la transposition dans l’abstrait, il faudra en effet que nous comparions in abstracto le nombre des cas vrais au nombre des cas faux ; et nous trouverons peut-être qu’il y en a