Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/87

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plus de faux que de vrais, et le docteur aura eu raison. Mais cette abstraction consiste à négliger ce qu’il y a d’essentiel, le tableau aperçu par la dame, et qui se trouve reproduire telle quelle une scène très compliquée, éloignée d’elle. Concevez-vous qu’un peintre, dessinant sur sa toile un coin de bataille, et se fiant pour cela à sa fantaisie, puisse être si bien servi par le hasard qu’il se trouve avoir exécuté le portrait de soldats réels, réellement mêlés ce jour-là à une bataille où ils accomplissaient les gestes que le peintre leur prête ? Évidemment non. La supputation des probabilités, à laquelle on fait appel, nous montrerait que c’est impossible, parce qu’une scène où des personnes déterminées prennent des attitudes déterminées est chose unique en son genre, parce que les lignes d’un visage humain sont déjà uniques en leur genre, et que par conséquent chaque personnage — à plus forte raison la scène qui les réunit — est décomposable en une infinité d’éléments indépendants pour nous les uns des autres : de sorte qu’il faudrait un nombre de coïncidences infini pour que le hasard fît de la scène de fantaisie la reproduction d’une scène réelle[1] : en d’autres termes, il est mathématiquement impossible qu’un tableau sorti de l’imagination du peintre dessine, tel qu’il a eu lieu, un incident de la bataille. Or, la dame qui avait la vision d’un coin de bataille était dans la situation de ce peintre ; son imagination exécutait un tableau. Si le tableau était la reproduction d’une scène réelle, il fallait, de toute nécessité, qu’elle aperçût cette scène ou qu’elle fût en rapport avec

  1. Encore ne tenons-nous pas compte de la coïncidence dans le temps, c’est-à-dire du fait que les deux scènes dont le contenu est identique ont choisi, pour apparaître, le même moment.