Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/95

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ment dans les choses. Un fou, atteint du délire de la persécution, pourra encore raisonner logiquement ; mais il raisonne à côté de la réalité, en dehors de la réalité, comme nous raisonnons en rêve. Orienter notre pensée vers l’action, l’amener à préparer l’acte que les circonstances réclament, voilà ce pour quoi notre cerveau est fait.

Mais par là il canalise, et par là aussi il limite, la vie de l’esprit. Il nous empêche de jeter les yeux à droite et à gauche, et même, la plupart du temps, en arrière ; il veut que nous regardions droit devant nous, dans la direction où nous avons à marcher. N’est-ce pas déjà visible dans l’opération de la mémoire ? Bien des faits semblent indiquer que le passé se conserve jusque dans ses moindres détails et qu’il n’y a pas d’oubli réel. Vous avez entendu parler des noyés et des pendus qui racontent, une fois rappelés à la vie, comment ils ont eu la vision panoramique, pendant un instant, de la totalité de leur passé. Je pourrais vous citer d’autres exemples, car le phénomène n’est pas, comme on l’a prétendu, symptôme d’asphyxie. Il se produira aussi bien chez un alpiniste qui glisse au fond d’un précipice, chez un soldat sur qui l’ennemi va tirer et qui se sent perdu. C’est que notre passé tout entier est là, continuellement, et que nous n’aurions qu’à nous retourner pour l’apercevoir ; seulement, nous ne pouvons ni ne devons nous retourner. Nous ne le devons pas, parce que notre destination est de vivre, d’agir, et que la vie et l’action regardent en avant. Nous ne le pouvons pas, parce que le mécanisme cérébral a précisément pour fonction ici de nous masquer le passé, de n’en laisser transparaître, à chaque instant, que ce qui peut éclairer la situation présente et favoriser notre action : c’est même en