Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/172

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de l’objet de la perception extérieure. On ne veut voir dans la perception qu’un enseignement s’adressant à un pur esprit, et d’un intérêt tout spéculatif. Alors, comme le souvenir est lui-même, par essence, une connaissance de ce genre, puisqu’il n’a plus d’objet, on ne peut trouver entre la perception et le souvenir qu’une différence de degré, la perception déplaçant le souvenir et constituant ainsi notre présent, simplement en vertu de la loi du plus fort. Mais il y a bien autre chose entre le passé et le présent qu’une différence de degré. Mon présent est ce qui m’intéresse, ce qui vit pour moi, et, pour tout dire, ce qui me provoque à l’action, au lieu que mon passé est essentiellement impuissant. Appesantissons-nous sur ce point. En l’opposant à la perception présente, nous comprendrons déjà mieux la nature de ce que nous appelons le « souvenir pur » .

On chercherait vainement, en effet, à caractériser le souvenir d’un état passé si l’on ne commençait par définir la marque concrète, acceptée par la conscience, de la réalité présente. Qu’est-ce, pour moi, que le moment présent ? Le propre du temps est de s’écouler ; le temps déjà écoulé est le passé, et nous appelons présent l’instant où il s’écoule. Mais il ne peut être question ici d’un instant mathématique. Sans doute il y a un présent idéal, purement conçu, limite indivisible qui séparerait le passé de l’avenir. Mais le présent réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je parle de ma perception présente, celui-là occupe nécessairement une durée. Où est donc située cette durée ? Est-ce en deçà, est-ce au delà du point mathématique que je détermine idéalement quand je pense à l’instant présent ? Il est trop évident qu’elle est en deçà et au delà tout à la fois, et que ce que j’appelle « mon présent » empiète